mardi 6 décembre 2016

13) EN BATEAU POUR L´AMÉRIQUE


Je quitte le navire à St John's.





Je regagnai Anvers pour visiter l'Amérique. A bord, une partie de l'équipage avait changé. Sigurd et Göran son cochon d'officier avaient regagné la Suède.
Dernière vacherie du Suédois il avait engagé un nouveau mess-boy et m'avait fait muter comme mess-boy de l'arrière-pont. C’est à-dire, comme domestique de l'équipage. Si le travail se révéla plus pénible, au moins les marins avaient des histoires passionnantes à me raconter.
Ce qu'il avait considéré comme une avanie me parut au contraire une chance. Jaime restant fidèle au poste (Il n'avait toujours pas le droit de descendre à terre). Nous partageâmes une cabine certes plus petite que celle dont je disposais jusque là.
Comme, une fois en Amérique, j'étais bien décidé à quitter le navire, je ne resterais à bord qu'une quinzaine de jours au plus.
Le service de l'équipage se révéla plus simple que celui des officiers. Grâce à Jaime, je ne subis aucune des brimades habituelles qu'essayent d'infliger les vieux matelots aux plus jeunes.
Durant la traversée, Jaime me raconta durant des heures ce qu’il avait connu durant la guerre d'Espagne. L'explosion de joie à la proclamation de la République. La ferveur des anarchistes dont il faisait partie. L'horreur, la cruauté de la guerre, des deux côtés. Puis le revirement et la trahison des communistes dirigés depuis Moscou qui entraîna la déroute des républicains et la victoire des Franquistes.
A St John's (Terre-Neuve) je réussis à me faire régler mon compte et mis sac à terre. Un sac allégé, car je laissai la plupart de mes affaires à Jaime.
En fait, je disposais d'assez peu d'argent mais j'espérais pouvoir travailler pour me renflouer.
En débarquant je n'avais qu'un objectif New-York. Mais Terre- Neuve était une île canadienne et les États-Unis, c'était loin dans le sud, il fallait traverser le golfe du St-Laurent.
Dans le port, j'eus la chance de tomber sur un caboteur de St Pierre et Miquelon qui, après une brève escale sur cette terre française, remonterait la Baie de Fundy. Je fis donc cette belle traversée sans bourse délier, en aidant le cuisinier à la cambuse. Je fus déposé à Eastport, sur la frontière entre le Nouveau-Brunswick et l’État du Maine, d'où je gagnai sans difficulté les USA.
Je me faisais un monde de cette entrée sur le territoire du pays de la liberté, car je n'avais pas de visa sur mon passeport et que je ne n'avais pu me résoudre à me séparer de mon livret d'inscrit maritime.
Pourtant, je savais que la police et des services d’immigration yankee était féroces à l'égard des gens soupçonnés d'appartenir à une organisation communiste ou venant d'URSS J'ai toujours eu l'art de me mettre dans des situations impossibles.
Mais, cette fois, coup de pot, j'étais entré aux États-Unis et, je savais qu'une fois la frontière de cet immense pays franchie, on vous fichait la paix.

Vive l'Amérique 
La nuit des Milwaukee
New-York. C'est plein de clochards. De Noirs. De vagabonds comme moi. Les tramps savent tout de suite que je ne suis pas d’ici, que je ne suis pas des leurs. A quoi le reconnaissent-ils ? A mon accent ? A mon allure ?
Certes. Mais surtout à ceci: je ne mâche pas de chewing-gum.
Ici, le chewing-gum c'est à la fois le signe d'une appartenance, une hygiène. Il est à l'Américain du peuple ce que l'ail ou le pistou sont au Provençal.
Comme je m'étais installé pour la nuit sur un quai plutôt désert de l'Hudson, au nord de Manhattan, que je regardais les étoiles naître une à une, je sentis des approches, des présences, des solitaires cherchant de la compagnie.
Un jeune type sorti tout droit d'un Western vint s'allonger à deux mètres de moi.
Il me parla.
Je lui répondis.
Il avait un drôle d'accent. Je ne comprenais pas tout ce qu'il me disait mais je faisais semblant.
A un moment donné, il me dit: Tu n'es pas d'ici.
- Non.
- Tu es d'où ?
En Afrique du Nord et au Proche-Orient, les Arabes m’avaient appris la discrétion. Chez eux, la politesse était de ne pas poser de questions. Depuis que j'avais mis le pied sur le sol américain, on me questionnait sans relâche.
Cela ne me dérangeait pas. C'était différent, voilà tout.
- Je suis Suisse.
- Qu'est-ce que c'est qu'ça ?
- Un petit pays d'Europe, un pays de lacs et de montagnes.
- Ah bon. Moi j'suis un Indien, de l'Ouest. De l'Arizona. J'suis un Milwaukee, tu connais ?
- Non, désolé.
- Nous sommes un peuple extraordinaire. Tu me crois ?
- Bien sûr!
- Nous sommes capables d'escalader des gratte-ciels sans grues ni monte-charges.
- Sans blague!
Il m'épatait l'Indien. Je pensais qu'il se vantait.
- Tu ne me crois pas. Je le sens bien. A nous Milwaukee on ne la fait pas. On lit dans les pensées des autres. Je sais à quoi tu penses.
- Alors, dis, je pense à quoi ?
- A tes montagnes, à tes lacs, à ces alpinistes qui escaladent les sommets avec des cordes et des crampons...
C'était vrai. Il m'épatait l'Indien.
- Tandis que nous, on grimpe à mains nues, on patrouille dans les gratte-ciels comme les araignées, nos doigts sont d'acier, on funambule, nous ne connaissons pas le vertige.
- Un Suisse non plus n'a pas le vertige... Ni le mal de mer...
- Je ne suis jamais allé sur la mer...
- Eh bien, si tu n'as pas le vertige, viens avec moi demain matin, tu veux bien, nous irons voir le soleil se lever sur la mer, depuis un gratte-ciel en construction...
Nous nous endormons vite. Quelques maringouins viennent nous tenir compagnie en nous suçant le sang.
Pour les éloigner, Maitio me tend une herbe qu'il me dit d’écraser entre mes doigts. J'exécute. Une odeur forte embaume. Les moustiques s'éloignent. Je dors merveilleusement bien.
Vers quatre heures, Maitio me réveille. On casse la croûte vite fait.
Puis, notre bardas replié, je suis l'Indien, sac à dos.

Une nuit avec les Milwaukee
Il a une démarche longue, souple, silencieuse. Nous marchons une bonne demi heure.
A un moment donné, il s'arrête, me désigne du doigt un building en construction, une sacrée ossature, avec des poutrelles d'acier qui s'amusent à deux cents mètres d'altitude.
Maitio se met à rire, se tape les cuisses de joie, pousse un drôle de cri, bref, strident, fantastique. Un cri semblable répond au sien. Puis un autre. Un autre encore. Est-ce l'écho ? Les cris redoublent, s'amplifient. L'instant d'après, des silhouettes sortent de la pénombre.
Ce sont des Indiens. Des amis de Maitio. Ils se saluent, s’embrassent, se parlent dans leur langue. Un idiome à la fois rude et harmonieux.
Dans les minutes qui suivent, me voilà entraîné dans la plus folle escalade de ma vie.




L'escalade d'un gratte-ciel en construction. Sans ascenseur, sans corde à noeuds, sans pitons à mains nues.
Un Indien a pris mon rücksack et l'a remisé dans un appentis qui ferme à clé. Puis, solidement encadré par mes nouveaux amis, me voilà transformé en insecte humain, grimpant comme une mouche.






J'ai l'impression que la semelle de mes baskets adhère à l'acier...
Une demi-heure plus tard, nous voilà à deux cents mètres au-dessus de la rue, agglutinés fesse à fesse sur une poutrelle large de trente centimètres, avec une vue superbe.
Il est encore très tôt, mais au loin, vers l'Est, dans la brume, le soleil se lève dans un halo orangé.
Autour de nous, le chantier se met en activité. Les grues s'ébrouent, les culs de plomb comme les Indiens appellent les Nègres qui s'agitent au sol, courent comme des fourmis.
Quand je redescends, Maitio m'accompagne. Je ne suis plus du tout le même homme qu'avant cette expérience.
- Maintenant, Suisse, tu es des nôtres Tu es comme moi, un
Milwaukee, tu es mon frère... Un jour tu viendras en Arizona et je te présenterai mon grand-père, mon père, ma mère, mes soeurs...
Pour moi, New-York, cela restera toujours ça cette escalade d’un gratte-ciel en construction, cette ballade sur les poutrelles au-dessus du vide, cette sensation de fantastique plénitude.

Sans autre but que le plaisir de voyager
Maitio voulait absolument que j'aille dans l'Ouest, dans sa famille. Comme je lui dis que j'avais très peu d'argent, il me suggéra de voyager comme les Milwaukee, en squattant des wagons de marchandise vides. Il me fit rencontrer Sullivan, un "tramp", un clochard poète, toujours sur la route, qui parcourait le pays avec son ukulélé, sans autre but que le plaisir de voyager.
C'était un type grand, maigre, au visage curieux avec des yeux fascinants. Il parlait peu, ne mangeait jamais, buvait de l'eau, écrivait des chansons, texte et musique, jouant perpétuellement des airs très beaux, nostalgiques sur son petit instrument.
Je parcourus en sa compagnie les grandes plaines du centre jusqu'aux Rocheuses. Changeant parfois de train après avoir parcouru mille ou deux mille kilomètres.
Une seule fois nous fûmes surpris par un agent de la compagnie.
Mais malgré notre barda, nous courions plus vite que lui et il ne fit pas tant de zèle pour nous rattraper. Nous sommes montés à la volée sur les boggies du prochain train. Nous nous sommes séparés à Denver.
Et je me suis lié à d'autres tramps.
Traversée du Colorado. Je filais de l'Arizona en Utah. Les trains m'emmenaient où je voulais. Mais je ne voyais presque rien. Je ne rencontrais personne. Je me sentais issu d'une autre planète, un être venu d'ailleurs.
Un jour, après une éternité de plaines, de forêts denses, de visions furtives d'ours fuyant le train, je me retrouvai de l'autre côté des Rocheuses. Au grand soleil. Au pays des orangers, des palmiers, des bananiers, de la végétation tropicale. Un enchantement pour les yeux.
Les villes de l'ouest me semblaient moins sinistres.
Un souvenir éblouissant.
Cette manière de voyager gratuite et farfelue fait que je n'ai pas vu grand chose au cours de cette traversée des États-Unis.
De beaux paysages, certes, dont certains à couper le souffle, mais des villes je n'ai pratiquement connu que des gares, sans contact avec la population, sinon avec les "tramps" cette faune curieuse de voyageurs sans billets, à vrai dire peu représentative de l'Amérique.
J'ai traversé des banlieues sordides, côtoyé des Noirs, des Peaux- Rouges. Découvert que les pauvres, les simples, les misérables étaient généralement plus généreux que les riches.
Aujourd'hui encore (avril 2000), j'assiste quotidiennement à une scène typique un blanc, très laid, au visage halluciné, aux yeux brillants, une tronche, mendie sous un immense panneau publicitaire d'un immeuble en construction de l'avenue des Ternes.
A sa vue, les passants, nombreux, accélèrent. Presque tous font un détour autour de cette épave humaine qui les provoque par sa grandiose misère.
Moi aussi, la plupart du temps, je me détourne. Parfois, rarement,
je glisse une pièce dans son bol métallique, sans sourire, crispé, comme si j'avais honte de mon geste.
Rarement une personne s'arrête, dépose une pièce dans sa sébile. C'est presque toujours un Noir, une Noire. Un étranger.
J'ai bourlingué des semaines durant à travers les États-Unis, à pied, en auto-stop, en wagon de marchandises.
C'est au cours de ces voyages que je rencontrai les beatniks, ces anarchistes vivant en marge de la société américaine qu’ils méprisaient.
A côté de ces libres vagabonds qui se déplaçaient sans un sou vaillant, vivant de larcins ou de mendicité, je faisais figure de petit bourgeois.
Je voyageais sac au dos, avec une tente Himalaya, un sac de couchage, un costume infroissable, une cravate et un appareil de photo. Dans ma ceinture truquée dormaient une centaine de dollars en petites coupures, et mon fétiche, une pièce de 5 fr suisses.
Un jour, de mon wagon j'assistai sur le quai de gare désaffecté d'une ghost-city (cité fantôme) des Montagnes rocheuses, à un spectacle curieux.
Tandis que le long convoi ferroviaire roulait au pas, une bande de vagabonds poursuivis par des gardes couraient le long du quai, essayant de grimper dans un wagon. Arrivant à ma hauteur, l'un des garçons parvint à se hisser à bout de bras sur les tampons séparant deux wagons où il se maintint dans un équilibre précaire.
Le train de marchandises ne tarda pas à entrer dans un tunnel.
Deux heures plus tard et quelques dizaines de kilomètres plus loin, une halte en pleine montagne près d'un torrent où les machinistes des puissantes locos refaisaient le plein d'eau.
Je profitai de l'arrêt pour me glisser prudemment hors du wagon et voir ce qu'était devenu le voyageur inconnu. Le visage noir de suie, les vêtements maculés par la fumée, le pauvre avait une triste allure. -
Hey! - Hey! - T'as une clope ? Ayant allumé la cigarette que je lui avais tendue, il me suivit vers le petit lac en contrebas du remblai où je me plongeai tout habillé et bus comme un malade. Jon fit de même et, se débarrassa le mieux qu'il put de la fumée poisseuse qui collait à ses vêtements et à sa peau. Après avoir barboté quelques minutes dans l'eau fraîche et limpide, j'ai rempli ma gourde et, avec mon nouveau compagnon, nous avons regagné le wagon surchauffé.
- Tu vas où ? demandai-je.
- Où le diable me conduira...
Il n'était pas causant.
Pour tout bagage, Jon avait un minuscule harmonica dont il se mit à jouer pendant des heures.
Je partageai avec lui les quelques victuailles achetées à Billings.
Le long convoi tiré par trois locomotives se traînait poussif à trente-quarante à l'heure.
Dans la montagne, avec le soir, la température devint plus clémente.
Je m'endormis aux sons plaintifs de l'harmonica de Jon et mon sommeil se peupla de rêves.
Au petit jour, je me réveillai brusquement. Jon me secouait l'épaule!
- Vite! Viens! Sautons!
Il avait entr'ouvert la porte coulissante de notre wagon. Une bouffée d'air frais me réveilla tout à fait. La montagne était encore noyée dans la brume.
Avant que je n'aie eu le temps de réagir, il me poussa hors du wagon, lança à ma suite mon sac à dos et mon sac à couchage puis bondit à son tour. Je me reçus dans l'herbe en contrebas du talus, ramassai des affaires et grognai:
- Qu'est-ce qui te prend ?
- Jon émit un gloussement dédaigneux.
- Come!
Mon sac refait, je le suivis à travers bois.
- Tu sais où tu vas ?
Nouveau gloussement.
Nous marchons plusieurs heures en silence. A plusieurs reprises nous apercevons de loin des animaux sauvages qui se sauvent à notre approche. Des ours bruns méfiants qui nous évitent. J'ai faim.
Jon cueille des champignons qu'il mange crus et des baies sauvages ressemblant à nos myrtilles.
Au bord d'un torrent, nous faisons halte et je partage avec lui mes dernières provisions, lui offre une cigarette.
- Tu sais au moins où tu vas ? Pour toute réponse, il hausse les épaules et joue de son harmonica. Nous repartons. Jon paraît infatigable.
Nous finissons par croiser une route forestière aux ornières profondes gorgées d'eau. Un peu plus loin, nous rattrapons un long convoi à chenilles transportant des énormes billes de bois.
Le soir venu, nous avons marché plus de dix heures, nous arrivons sur une route où une jeep nous prend à son bord.
Jon, toujours aussi peu loquace, me laisse entretenir la conversation avec le chauffeur. Mais mon anglais scolaire n'est pas toujours très bien compris par mon interlocuteur et moi je ne saisis pas toujours son slang.
Heureusement, l'harmonica supplée à nos silences.
Plus l'heure avance, plus je me demande ce que je fais ici avec ce type bizarre. J'espérais gagner la côte pacifique au plus vite et voilà que j'erre dans la montagne à sa suite...
Pourtant, il semble savoir où il va... Moi, je me sens tout à fait perdu. J'ai bien une carte routière, mais elle n'est pas à une échelle suffisante pour que je puisse me repérer.



Je sais que nous nous trouvons quelque part entre le Montana et le Wyoming, en pleines montagnes rocheuses. Soudain, dans un virage, je vois très haut dans le lointain, éclairée par le soleil couchant, une somptueuse apparition. Une montagne fantastique flottant sur les nuages, belle à couper le souffle. J'apprendrai plus tard qu'il s'agit du Grand Téton!

( Le Grand Teton est une montagne située dans le parc national de Grand Teton dans le nord-ouest du Wyoming aux États-Unis. Du haut de ses 4 197 mètres, elle est le point culminant du parc national ainsi que celui du massif de Teton Range. Il s'agit de la seconde plus haute montagne du Wyoming).

La nouvelle-Orléans


A la Nouvelle-Orléans j'ai passé quelques jours fabuleux à entendre des Noirs chanter, improviser jour et nuit, dans les rues, sur les échafaudages, dans des bouges à rhum, dans les églises. Je n'avais plus un cent, mais je trouvais toujours à manger, à boire, à baiser. Échoué à Galveston, sans le moindre dollar, le consul de Suisse m'a rapatrié vers l'Europe à bord d'un cargo suisse, le S/S Righi. Mais j'ai déjà raconté tout ça dans "À moi la liberté", ouvrage tiré à la ronéo et vendu au porte-à-porte comme mes premiers et détestables poèmes.



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