mardi 6 décembre 2016

14) RETOUR - LA FRINGALE DE VOYAGE ME REPREND.

RETOUR A GENÈVE


La cour du Puits Saint Pierre

Le contraste entre les pays entrevus, les villes laides, la nature vierge et les paysages entretenus, les cités policées de notre vieille Europe me parut fantastique. Les parents de Sylvie m'avaient trouvé une chambre originale, rue du Puits Saint-Pierre, dans la maison Tavel, l'une des plus anciennes maison de la Cité.









Cette chambre, pratiquement "suspendue" dans le vide, donnait sur le majestueux escalier de pierre de l'antique demeure. Comme beaucoup de logements de la vieille ville cette pièce admirablement proportionnée ne jouissait d'aucun confort, ni eau courante, ni salle d'eau.









Les WC étaient à la turque, dans une soupente à l'écart de l'escalier principal et l'eau, s'il n'était plus nécessaire d'aller la chercher au puits de la cour, coulait à un robinet de cuivre donnant sur une vasque de granit gluant.

En ce temps-là une telle rusticité était une rareté dans l’opulente cité, mais d'autant plus sympathique pour le bohème que j'étais. Il est vrai que le loyer de ce logement était dérisoire...
Sylvie, dont je reparlerai souvent, était une adolescente gracieuse, timide et d'une sensibilité extraordinaire. Elle avait la beauté émouvante des modèles peints par Botticelli ou Léonard.
Je la faisais beaucoup souffrir. Hier encore (nous sommes en 1998) elle m'avoua une nuit passée dans le couloir, devant ma chambre, derrière la porte de laquelle je faisais l'amour à une autre.
Ce que je ne lui ai jamais dit, c'est que cette course perpétuelle à la nouveauté, au changement, était le symptôme évident d’un complexe. Un complexe d'infériorité, une perpétuelle insatisfaction que je dissimulais plutôt bien à moi-même et aux autres par une fuite en avant...
Georges Labud qui lisait en moi comme dans un livre, avait évidemment diagnostiqué ce défaut. D'où la suggestion d’une psychanalyse dont je parlerai peut-être.
Quelques mois plus tard, un appartement se trouvant libre au rez-de-chaussée sur cour du même immeuble, sans confort, mais grand, je le louai pour trois fois rien, partageant son entretien avec Pierre Zamboni. Sylvie trouvait l'artiste médiocre et le personnage fruste. Mais je m'entendais bien avec lui car il était toujours souriant et de bonne humeur, vivant notre bohème sans complexes.
En ce temps-là, la cour du Puits-saint-Pierre était un endroit magique, au charme charmant et désuet. Je devais passer par la pièce principale pour accéder à mon repaire qui servait d'atelier-living et baiso-drome à Zambo.






J'installai une échelle de meunier mobile qui me permettait de rester indépendant lorsque Pierre recevait une belle, et il en recevait beaucoup. Les WC étaient dans le couloir ce qui, à Genève, était plutôt rare.
La cour, avec ses herbes folles, son sureau, son vieux puits, était à nous. Nous la partagions volontiers avec quelques chiens errants et des chats vagabonds. Une cabane en planches, offrait aussi la nuit venue un refuge aux rares clochards authentiques de la ville que nous accueillions comme des frères.
Parmi eux il y avait le Marquis. Un grand gaillard sec au profil d'aigle royal, au nom imprononçable pour un Romand Gunther von Schwitzergebel.
Je reparlerai peut-être plus longuement de ce curieux personnage.
Mais les souvenirs se bousculent.
Un jour que je prospectais les caves de l'immeuble, érigées sur trois niveaux, je réussis à desceller quelques pierres de taille branlantes et, me retrouvai dans un vaste et mystérieux dédale souterrain.
La pile de ma lampe de poche étant un peu faiblarde, je ne prospectai guère plus avant ce jour-là. Je fis part de ma trouvaille à mon ami. Armés d'une masse, de gros burins, d'une barre à mine et de deux puissantes torches, nous voilà partis en expédition dans les souterrains de la vieille ville.
Nous nous sommes très vite rendus compte que les tunnels et les salles que nous parcourions n'appartenaient plus seulement aux caves de notre immeuble mais que nous avions retrouvé les antiques galeries du vieux Genève dont on disait que certaines d'entre elles conduisaient jadis loin hors des murs de la ville...
Une nuit, nous tombons sur une vaste salle voûtée et très saine, aux parois couvertes de jolis graffiti vraisemblablement très anciens.
Cette grande pièce de quelque quinze mètres sur quinze semble n'avoir pas servi depuis longtemps. Elle semble posséder des cheminées d'aération, car l'air n'y est ni humide, ni vicié.
- Tudieu s'écrie Zambo, le bel atelier La belle salle d'exposition. Le magnifique bordel clandestin que l'on pourrait installer ici.
Pendant quelques jours, Pierre et moi passons nos nuits à prospecter les souterrains. Il nous arrive de nous heurter à des culs-de-sac, à des galeries éboulées.
Une fois, en suivant un couloir conduisant vers l'ouest, nous tombons en arrêt devant un mur de parpaings qui nous empêche de poursuivre notre prospection.
Nous décidons de forcer le passage en retournant chercher nos outils abandonnés dans la grande salle.
Et, sans faire trop de bruit bien que nous soyons à dix mètres sous terre, nous descellons l'un après l'autre quelques moellons jusqu'à ce que nous puissions passer.
Or, derrière le mur, nous tombons sur une véritable caverne d’Ali- Baba. Une salle où s'entassement des meubles anciens, des bibelots, des sculptures, des tableaux, de vieux bahuts sculptés, de belles tables de ferme ou de châteaux.
Vraisemblablement une réserve d'antiquaire. Fous de joie de notre découverte, nous dégageons complètement les parpaings et nous décidons de nous servir pour meubler notre logement.
En quelques jours nous transformons notre intérieur avec un mobilier quelque peu hétéroclite, des sculptures et des tableaux d’art pompier, des tentures et des tapis méritant quelques réparations, mais superbes. Pour la grande salle, nous jetons notre dévolu sur un piano à queue que nous avons beaucoup de peine à extirper de sa réserve.
Mais nous y parvenons en enlevant le pédalier et les pieds.
Par prudence, une fois que nous avons fait notre choix et prélevé ce dont nous avions envie, nous arrangeons un peu le bric-à-brac, remettons les parpaings en place en n'oubliant pas de les sceller de terre mouillée...
Une enquête de voisinage nous apprend que c’est vraisemblablement au célèbre XXX, l'antiquaire forban de la Grand-Rue, qui écume l'Ain et les deux Savoie en proposant aux Français appauvris par la guerre d'échanger leurs meubles anciens contre du mobilier moderne, des appareils ménagers...
Durant quelques semaines notre salle souterraine devient un tripot clandestin et, je dois le dire, jamais nous n'avons été inquiétés pour nos larcins ni pour nos réunions nocturnes.
La délicieuse Sylvie est toujours mon amie de coeur, ma maîtresse préférée. Ses parents sont toujours accueillants et charmants à mon égard.
Rosette qui vient de publier "Le Diable", voudrait bien que j’épouse sa fille. Mais je ne suis pas mûr du tout pour la mariage. Je veux rester libre. D'ailleurs, je passe d'une fille l'autre comme dans un rêve, butinant ici, papillonnant là, sans m'attacher, sans me contraindre.

La fringale de voyage me reprend
L'immense désillusion éprouvée lors de mon voyage en URSS et ma rupture avec le communisme laissait un grand vide dans mon existence. Qu'allais-je faire désormais faire de ma vie?
La fringale du voyage et des expéditions lointaines me reprit et, après quelques mois passés chez Vespa, au département « pièces détachées" pour renflouer mes finances, je programmai de visiter Venise, puis de descendre vers la Sicile, traverser sur la Tunisie, et de là, gagner le Fezzan d'où j'espérais atteindre l'Égypte par le désert.
Puis, pourquoi pas, rentrer en Suisse par Israël, le Liban, la Syrie et la Turquie.
Chiffon voudrait que je l'emmène. Mais en stop on ne voyage pas à trois. A deux c'est déjà difficile parfois...
Pour m'accompagner en pensée, elle me prépare trois tee-shirts blancs, sur lesquelles elle brode en grandes lettres rouges, cette annonce un peu prétentieuse mais qui se révélera efficace.
Rallye Auto-stop Genève - Le Caire - Jérusalem - Genève.
Comme viatique, j'achète une demi-douzaine de montres de pacotille au Prixsunic ainsi que quelques couteaux suisses bien équipés, objets très recherchés à l'étranger.
Et me revoilà sac au dos, en compagnie de Jean Vuarnet, un compagnon de voyage sympathique mais qui n'avait pas rompu le cordon ombilical avec sa famille ni franchi les frontières de l'Helvétie.
Chaque fois que je franchis la frontière italienne, j'ai l’impression de retrouver ma vraie patrie. Ici, les gens sont plus pauvres, le confort laisse à désirer, mais l'air sent bon, les gens sourient, la nature est belle.

Benvenuto
La découverte de Venise fut pour moi extraordinaire. Car, Jean et moi avons la chance d'être pris en stop par un voyageur de commerce italien esthète, un peu fou, amoureux de son pays, vivant de trafics divers dont, pour quelques jours, nous sommes les faire-valoir.
En fait, Benvenuto fréquente les cures, les congrégations, les ecclésiastiques en tout genre, auxquels il propose des cierges, des soutanes, des ouvrages pieux, des objets de culte modernes, du vin de messe, et jusqu'à de l'eau garantie bénite par sa sainteté le pape.
Avec son perpétuel sourire, sa faconde, son accent patelin, il séduisait autant les bonnes soeurs que les curés.
Ainsi réussissait-t-il à fourguer d'abominables bondieuseries sulpiciennes en échange de vieux ciboires, de statuettes peintes, de tableaux, de toutes sortes d'antiquités dont les églises de cette époque regorgeaient et auxquels les religieux préféraient la clinquante et navrante pacotille.
Nous laissant bavarder avec nos hôtes, il furetait partout, dénichant parfois d'incroyables merveilles dont les braves innocents curés semblaient tout contents qu'il les en débarrasse... Grand seigneur, il leur offrait toujours un petit cadeau, vierge en plâtre bien dorée, candélabre de fer blanc, voire, objets plus personnels et même espèces sonnantes et trébuchantes pour leur "bonnes oeuvres".
Il voyageait à bord d'une immense voiture américaine carrossée en break, très bien entretenue, qui faisait grande impression dans l’Italie pauvre d'après guerre. Il entreposait le fruit de ses expéditions dans les nombreuses remises dont il disposait à travers toute la Vénétie.
De Padoue nous gagnons la Cité des Doges à bord d’une magnifique péniche sculptée, qui emprunta le canal de la Brenta jusqu'à Chioggia avant de traverser la lagune.
Sa Chevrolet avait grande allure sur le pont avant de la péniche lorsqu'elle entra dans Venise s'avançant majestueusement sur le Grand Canal au milieu des gondoles et des vaporettis.
Le batelier et son mousse amarrent le bateau devant l’escalier monumental d'un superbe palais dont la décrépitude témoigne de sa noblesse. Benvenuto disparaît plus de deux heures dans la demeure avant de réapparaître, accompagné de deux domestiques.
Il leur remet quelques lourds objets emballés dans de la toile de jute et nous invite à le suivre.

Les délices de Venise
Et nous voici, Helvètes timides, rustiques et vagabonds, voyageant en short et chemisette à col ouvert, accueillis dans un prestigieux salon, orné de meubles d'une beauté arrogante, de tableaux et de sculptures à couper le souffle.
Nous admirons ce décor, bouche bée, sous le regard amusé d’une toute petite femme au port de tête majestueux, vêtue d'atours que l’on n'imagine plus qu'au théâtre.
- Présentez-moi ces ragazzi, Benvenuto, dit-elle d'une belle voix harmonieuse et chantante, sans que son regard cesse de nous dévisager avec intérêt.
L'Italien lui explique pompeusement que nous sommes des étudiants de Genève, en voyage d'études en Italie... et que Sa Seigneurie ferait une bonne action en nous permettant de voir les admirables collections de sa royale demeure. 
Estimant la première impression qu'elle eut de nous plutôt bonne, la grande dame nous invite à sa table, dressée dans le jardin intérieur de son palais où nous faisons connaissance de ses deux petites nièces, adorables et fraîches adolescentes qui, sous des dehors de saintes nitouches, ne semblent guère avoir froid aux yeux.
C'est en leur compagnie qu'après une collation raffinée servie dans le patio nous visitons le palazzo. La tante a la délicatesse de nous confier aux ravissantes jumelles et se retire avec Benvenuto pour la sacro-sainte sieste des Vénitiens, que je soupçonne fort d’être crapuleuse.
L'après-midi étant déjà bien avancé, Jean et moi nous apprêtons à prendre congé pour tenter de trouver une place à l'auberge de jeunesse où les nuitées doivent être recherchées.
Alba se renseigne auprès d'un valet qui, après un coup de téléphone nous dit que l'albergo della giovenezza la plus proche de Venise se trouve à Mestre, c'est-à-dire dans les hideux faubourgs situés sur la terre ferme.
Alba, prenant une mine de conspiratrice, consulte sa soeur en a-parte. Puis, munie de son acquiescement, elle nous propose, si la princesse le permet, de dresser notre tente dans le jardin d'hiver des communs du palais.
Je ne voudrais pas être mauvaise langue, mais il me sembla que Benvenuto plus intime avec Sa Seigneurie que les apparences de leurs relations ne le laissaient supposer, fut pour quelque chose dans son accord.
Notre séjour à Venise devait se révéler extraordinaire. De nous retrouver, simples vagabonds auto-stoppeurs hébergés dans l’enceinte du plus beau palais de la cité, avec comme cicérone deux filles belles à croquer, c'est pour moi un véritable conte de fée.
Le cadre somptueux où vivent les deux jeunes filles m'impressionne tellement que je n'ose leur faire une cour ouverte.
Pourtant, cette discrétion ne me ressemble pas.
D'une nature timide, plutôt introvertie, je me libère souvent en attaquant, je me défoule en fonçant, pas toujours très discret ni avec des procédés du meilleur goût.
Jean, c'est visible est amoureux d'Alba, moi j'ai un faible pour Cecilia, la plus secrète des deux soeurs.
Nous passons quelques journées délicieuses. Mais les nuits, la princesse veille à ce ses nièces ne puissent nous rejoindre sous la tente.
Pourtant un soir où Sa Seigneurie reçoit, Cecilia et Alba parviennent à fausser compagnie à leur parente et, le visage masqué, nous invitent à prendre place sur une discrète gondole qui nous emmène sur les canaux.
Là, au secret de la somptueuse cabine qui se balance au rythme lent du gondolier, nous nous caressons avec fougue, nous nous embrassons avec passion, sans oser aller trop loin dans la découverte de nos corps. Ces amusements sont délicieux mais nous laissent sur notre faim.
Le lendemain, je décide de m'évader ce cette prison doré et d’aller à nouveau courir les routes. En partant de Genève notre objectif c’était Tunis, Alexandrie, Jérusalem, Constantinople... Mais Jean ne veut rien savoir. Il reste à Venise.
Nous partageons le plus honnêtement possible notre commune bourse et, comme souvent, je file à l'anglaise, sans prendre congé avec la civilité qu'eût exigée l'admirable accueil de nos hôtesses. Lorsque, l'automne venu, je retrouve Jean, il me dit qu'il a réussi à séduire les deux soeurs et qu'il avait vécu un mois éblouissant.

Bénédikte
Je quittai Venise par la route de Padoue. A la sortie de cette ville comme j'attendais une voiture hospitalière, une jeune autostoppeuse noire m'aborda Bénédikte.
Étudiante américaine de Boston, elle me demanda si je voulais bien voyager avec elle, en amis, car, disait-elle, les Italiens sont trop entreprenants et...
Bénédikte était une fille splendide, d'une beauté rare. Nous avons visité Ravenna ensemble, et nous dormions dans ma tente, sur la plage, où les promeneurs du soir venaient regarder ce couple original.
En ville, nous étions la cible de tous les regards, invités partout par des inconnus voulant tout savoir de nous...
Sur la route, nous n'avions aucune difficulté à trouver de voiture, tant l'étrange couple que nous formions intriguait. Les automobilistes voulaient absolument nous inviter au restaurant, nous montrer à leurs amis.
Le soir, ils se disputaient notre compagnie pour nous emmener en boîte et il fallait cent fois leur raconter notre histoire...
Notre façon de voyager librement, de dormir ensemble sous la tente leur paraissait stupéfiante.
Il faut dire qu'à cette époque le camping était à peu près inconnu en Italie et, pour un couple il était impossible de cohabiter sans montrer patte blanche...
Un soir, deux frères jeunes, sympathiques, joyeux et dynamiques nous emmenèrent chez eux, invitèrent leurs amis et nous firent boire beaucoup plus que de raison.
Après le repas, - somptueux -, ils nous emmenèrent en boîte au "Casino", où il y avait de très nombreux hommes mais où toutes les quelques femmes présentes étaient des entraîneuses ou des filles de joie. Notre apparition dans la salle fit sensation.
Tous les hommes se disputèrent l'honneur de faire danser Bénédikt. Moi, je n'ai jamais su danser. Alors les deux frères avec la complicité de leurs amies de petite vertu me firent boire.
Vers minuit, je sentais tout tourner. J'étais abominablement saoul.
A un moment donné, en me rendant aux toilettes, je ne retrouvais plus mon portefeuille. Il contenait tout l'argent me permettant de tenir trois mois. Pour moi, c'étais la catastrophe.
Sous l'emprise de l'ivresse, je vis rouge, et allant arracher Bénédikte aux bras de son danseur, je lui dis qu'on m'avait volé tout mon argent.
Et, me frayant un chemin vers la sortie, je criais Lazzarone, Politia, etc...
Une voiture de police stationnait devant l'établissement, avec ses deux carabinieri de service.
Nos amis italiens voulaient nous emmener chez eux. Mais moi, agrippant d'un bras une des colonnes de la façade du casino, je ne voulais rien savoir.
J'exigeais d'aller déposer plainte au commissariat, les deux frères, nos hôtes, expliquaient aux carabiniers que j'avais trop bu. Moi, je les traitais de voleurs. Bénédikte riait comme une fiole, saoule.
Après d'infinies palabres, comme je voulais absolument aller au poste, la voiture de police nous emmena au commissariat tandis que l'Alpha Romeo de nos gentils hôtes nous y suivit.
Devant le poste des carabiniers, nouvelles palabres.
Nuit chez les carabiniers
Comme je ne démordis pas dans mon refus d'aller coucher chez nos hôtes, les carabiniers nous firent offrirent l'hospitalité d'un cachot dont ils laissèrent évidemment la porte ouverte. A côté un clochard ivre mort geignait, baignant dans l'urine et les vomissures.
Un peu plus loin, une putain menait un tintamarre infernal, insultant les deux carabiniers de service, les traitant de tous les noms, tandis que, de temps à autre, excédé par ses cris et ses imprécations, l'un des hommes allait lui filer une raclée.
Bénédikte s'endormit avant moi, mais je sombrais très vite.
Lorsque je me réveillai, j'étais allongé tout habillé, le corps dévoré par la vermine...
Et, en me grattant, je retrouvai mon portefeuille, intact, que j’avais dissimulé dans mon slip, comme il m'arrivait de le faire par sécurité.
Le commissariat ne disposait pas de douches. L'eau était au puits.
Mais à peine avais-je mis le nez dehors, voilà que les deux frères klaxonnèrent joyeusement et vinrent, hilares, s'enquérir de Bénédikte et de moi.
Plaisantant sur notre mine et nos vêtements fatigués, observant que nous grattions beaucoup, ils nous emmenèrent chez eux où ils nous offrirent un bain chaud, demandèrent que leur bonne lave nos vêtements et, après un excellent déjeuner, nous emmenèrent à la plage.
Puis le soir, ils nous offrirent de participer à une fête dans un rendez-vous de chasse près de Modigliana.
Comment voulez-vous, après une telle expérience, que je n’aime pas l'Italie et les Italiens. Un Helvète eût été fâché à mort après qu’un voyageur de rencontre et sans le sou l'ait insulté comme je l'avais fait.
Or, les deux frères ne me tinrent pas rancune, ils trouvèrent l’aventure amusante et dansèrent toute la nuit avec Bénédikte tandis que je contais fleurette à une de leurs petites bonnes.
Au petit jour, je m'endormis chastement dans les bras de ma belle noire.
Le lendemain, nos amis voulurent à tout prix nous accompagner.
Ils nous emmenèrent à Saint-Marin, mais préférant les bars à l'architecture, les restaurants aux musées, ils nous abandonnèrent sur la route d'Urbino. Je n'ai jamais compris vraiment les motivations de Luigi et de son frère.
Pourquoi s'occuper de nous avec tant d'insistance ? Que représentions-nous pour eux ? Bénédikte, je l'admets, était si belle, si originale, que ma foi, ils espéraient peut-être en faire la conquête. Mais moi, dans tout cela ?
A Rome, nos routes se séparèrent. Bénédikte voulut y séjourner quelques semaines. Pour ma part, j'avais déjà pris trop de retard dans mon programme et désirai gagner le sud à grandes étapes. J’avais hâte de me retrouver en Afrique.
Mais lorsqu'on voyage en auto-stop, c'est le hasard des rencontres qui décide.

Capri




Je garde au fond de moi un merveilleux souvenir de Capri, visité avec Marcel Dupertuis, juste après la guerre. Ma mémoire olfactive se souvient encore des subtils parfums de l'île qui, à cette époque, ne connaissait pas la pollution industrielle ni celle des pots d'échappement. Le crottin des ânes séchant au soleil apportait une touche rustique à cette merveilleuse palette d'odeurs et de couleurs que répandait la nature.







Capri était belle, Capri sentait bon. Derrière de hauts murs de pierre sèche que protégeaient les buissons d'aloès et de figuiers de barbarie, de dissimulaient de somptueuses villas romaines, de petits palais de rêves. Le peuple était pauvre mais fier. Les femmes, à pied, portaient avec aisance de lourds fardeaux sur leur tête, ce qui leur donnait une allure de caryatides ou de vivantes amphores. Les hommes sur le dos des mules chantaient et, à l'aide d'un chasse-mouches, chassaient les mouches.







Lors de cette seconde visite, des véhicules bruyants et nauséabonds, Vespa, tracteurs et Fiat Toppolinos, envahissaient déjà les chemins qui serpentaient entre les murets de pierre sèche ornés de figuiers de barbarie et d'aloès.

Le Vésuve Pietro - Salvatino
A la sortie de Naples, un personnage curieux tout en rondeurs et haut en couleurs me prit à bord de sa camionnette dont la plateforme portait une dizaine de grandes dames-jeannes, et me demanda si je connaissais le Vésuve ?
- Seulement de nom, et je ne l'ai vu que de loin avouai-je.
- Eh bien tu vas le voir de près.
L'inconnu se présenta Pietro Salvatino, maître de chais du meilleur vignoble de lacrima christi qui produit le vin de messe réservé au pape et aux hauts dignitaires de l'Église.
Nous quittons la grand route à Torre del Greco et grimpons vers la montagne par une route muletière poussiéreuse à souhait et tout en lacets.
Pietro est connu comme le loup blanc et, à chaque village il doit s'arrêter tous les cent mètres pour serrer des mains, accepter le verre de l'amitié, échanger des potins.
La camionnette grimpe encore dans la montagne, à travers des vignes, par de vertigineux chemins revêtus de lave.
Et nous arrivons sur un belvédère magnifique où la "cave" de Pietro nous attend, fraîche dans son écrin de verdure.
Nous sommes en juillet, mais les vendanges ont déjà commencé. Pietro m'invite à participer à la fête.
Trois jours durant je peine dans les vignes, couteau à la mai, tranchant au cep les belles grappes blondes gorgées de sucre. Le soir venu, après la contemplation d'un coucher de soleil époustouflant, fourbus mais heureux de vivre, garçons et filles dansent au son d’une flûte et du tambourin, des danses du pays.

***

Départ pour le Sud 
Luigi
A la sortie de Salerne, une Alfa Romeo immatriculée en Sicile freine à mort sur la route, fait une marche arrière impeccable, avant de s'arrêter à ma hauteur. Son conducteur me demande Où allez-vous ?
- A Palerme.
- Vous avez déjà visité Paestum ?
- Non!
- Alors ne mourez pas idiot Il faut avoir vu ça une fois dans sa vie.
Et le voilà qui démarre sur les chapeaux de roues, négocie au klaxon les virages de la route sinueuse, frôle au millimètre près les jolies carrioles attelées, écrase en vol, traversant des villages assoupis sous le soleil, quelques poules épouvantées, évite de justesse des enfants jouant dans la poussière.
Et, roulant toujours comme un pilote de course, nous voici à Paestum, la cité grecque édifiée par les Sybarites.
Mon chauffeur me fait visiter le site au pas de charge, me laisse à peine le temps d'admirer les merveilles de l'Agora qu'il m'entraîne déjà sur les hauteurs pour contempler durant trois minutes dix secondes, pas plus, le magnifique temple de Poseidon, avant de dévaler au petit trop le sentier caillouteux pour s'engouffrer dans l'ombre fraîche de la Nécropole.
Il soudoie le gardien en lui glissant dans la paume un gros billet de banque curieusement plissé en accordéon dans le sens de la longueur, pour nous permettre d'accéder à une salle mortuaire secrète, alors non ouverte au public, où, lorsque mes yeux se sont habitués à la pénombre, je découvre d'étonnantes peintures érotiques antiques, admirablement conservées, vieilles de près de deux milles siècles et demi.
Le Sicilien, m'explique, avec des tremblements d’enthousiasme dans la voix, que les Grecs ont apporté à l'humanité les jeux sexuels et la philosophie.
Une glace d'une saveur délicate savourée sur l'agora et nous voilà repartis...
En chemin, Luigi qui parle un curieux français académique quelque peu suranné, appris chez les "bons pères", me raconte d'ébouriffantes histoires de brigands calabrais ou siciliens, d'enlèvements de jeunes filles contre rançon, d'enfants torturés sacrifié sur l'autel des messes noires, d'otages emmurés vifs.
Roulant à cent à l'heure sur une route défoncée, mon chauffeur parle avec ses mains, accompagnant son récit de gestes amples, ponctués de grands rires.
A la hauteur de la jolie ville de Sambise, mon chauffeur lâcha son volant et brassant l'air de ses deux mains, s'exclama:
- Ah! voilà le golfe béni de Sainte Euphémie. D'ici, tu devines au loin la divine Sicile.
Connais-tu, toi, le pâtre d'Helvétie, l'histoire de sainte Euphémie ?
Non bien sûr, mais qu'est-ce qu'ils t'ont donc appris tes parpaillot, tes calvinistes, tes luthériens ? La religion n'est belle que par ses saints et ses anges...
Et le voilà parti dans la Légende Dorée, (dont je n'avais jamais entendu parler) à me réciter par coeur la fabuleuse histoire de sainte Euphémie qui donna son nom à ce golfe de rêve.

Sainte Euphémie
«Euphémie, fille d'un sénateur, voyant les tortures subies par les chrétiens au temps de Dioclétien, courut chez le juge Priscus et, se confessant chrétienne, animait, par l'exemple de sa constance, les coeurs des hommes eux-mêmes.
Or, quand le juge faisait massacrer les chrétiens successivement, il ordonnait que les autres y assistassent, afin que la terreur les forçât à immoler aux dieux, en voyant leurs frères déchirés si cruellement.
Comme il faisait décapiter avec cruauté les Saints en présence d'Euphémie, celle-ci, qui ne cessait d'encourager les martyrs à souffrir avec constance, se mit à crier que le juge lui faisait affront.
Alors Priscus fut réjoui, dans la pensée qu'Euphémie voulait consentir à sacrifier. Lui ayant donc demandé quel affront il lui faisait, elle dit:
«Puisque je suis de noble race, pourquoi donnes-tu la préférence à des inconnus et à des étrangers, et les fais-tu aller les premiers à J.- C., pour qu'ils parviennent plus tôt à la gloire qui leur a été promise ?»
Le juge lui répondit:
«Je pensais que tu avais repris ton bon sens et je me réjouissais de ce que tu t'étais rappelé et ta noblesse et ton sexe.»
Elle fut donc renfermée en prison et le lendemain elle fut amenée, sans être attachée, avec ceux qui étaient garrottés. Elle se plaignit de nouveau très amèrement, de ce que, malgré les lois des empereurs, on lui eût fait grâce des liens à elle seule.
Alors elle fut broyée de soufflets et renfermés en prison.
Le juge l'y suivit et voulut lui faire violence, mais elle lutta contre lui comme un homme, en sorte que, par la permission de Dieu, une des mains de Priscus se contracta. Il se crut sous le pouvoir d'un charme, et il envoya le prévôt de sa maison à Euphémie afin de voir si, à force de promesses, il ne lui ferait pas donner son consentement.
Mais cet homme trouva la prison close; il ne put l'ouvrir avec les clefs, ni la briser à coups de hache; enfin, saisi par le démon, il put à peine s'échapper, en poussant toutefois des clameurs et en se déchirant lui-même.
Plus tard on fit sortir Euphémie et on la plaça sur une roue dont les rais étaient remplis de charbon, et le maître des tourments, qui était au milieu de la roue, avait donné à ceux qui la tiraient tel signal pour que, au bruit qu'il ferait, tous ensemble se missent à tirer et qu'ainsi à l’aide du feu qui jaillirait, les rais missent en lambeaux le corps d'Euphémie.
Mais, par une permission de Dieu, le ferrement qui retenait la roue tomba de ses mains, et fit du bruit; aussitôt les aides se mettant à tirer, la roue broya le maître des tourments et fit qu'Euphémie, debout sur la roue, fut conservée sauve et intacte.
Alors les parents de cet homme, tout désolés, voulurent, en mettant du feu sous la roue, brûler Euphémie et la roue tout à la fois, la roue brûla en effet, mais Euphémie, déliée par un ange, fut aperçue debout sur un lieu élevé.
Appellien dit au juge:
«Le courage des chrétiens n'est vaincu que par le glaive; aussi je te conseille de la faire décoller.»
On dressa donc des échelles, et comme quelqu'un voulait lever la main pour saisir la sainte, à l'instant, il fut tout à fait paralysé et on put à peine le descendre à demi mort.
Un autre cependant, nommé Sosthène, monta mais il fut converti aussitôt par Euphémie à laquelle il demanda pardon.
Il dégaina donc son épée et cria au juge qu'il aimait mieux se donner la mort à lui-même que de toucher une personne défendue par les anges. Enfin elle fut descendue et le juge dit à son chancelier de rassembler tous les jeunes libertins afin qu'ils fissent d'elle à leur volonté jusqu'à ce qu'elle défaillît d'épuisement.
Mais celui qui entra où elle était, voyant beaucoup de vierges de grand éclat et priant autour d'elle, se fit aussitôt chrétien.
Alors le président fit suspendre la vierge par les cheveux, mais comme elle n'en restait pas moins inébranlable, il la fit renfermer en prison, défendant de lui donner de la nourriture, afin que, au bout de trois jours, elle fût écrasée comme une olive entre quatre grandes pierres.
Mais Euphémie fut nourrie par un ange, et le septième jour ayant été placée entre des pierres fort dures, à sa prière ces pierres-là même furent réduites en une cendre menue. En conséquence le président, honteux d'être vaincu par une jeune fille, la fit jeter dans une fosse, où se trouvaient trois bêtes assez féroces pour dévorer un homme entier.
Cependant elles accoururent auprès de la vierge pour la caresser, et disposèrent ensemble leur queue de manière à lui servir de siège, et confondirent mieux encore le juge témoin de ce fait.
Le président faillit en mourir d'angoisse; mais le bourreau, étant entré pour venger l'affront de son maître, enfonça une épée dans le côté d'Euphémie et en fit une martyre de J.-C.
Pour récompenser le bourreau, le juge le revêtit d'un habit de soie, lui mit au cou un collier d'or, mais en sortant, il fut saisi par un lion qui le dévora tout entier.
Ce fut à peine si on retrouva de lui quelques ossements et des lambeaux de vêtement ainsi que le collier d'or. Le juge Priscus se dévora lui-même et fut trouvé mort.
Or, sainte Euphémie fut enterrée avec honneur à Chalcédoine; et l'on dut à ses mérites la conversion de tous les juifs et des gentils de cette ville. Elle souffrit vers l'an du Seigneur 280.
Saint Ambroise parle ainsi de cette vierge dans sa préface: «Cette illustre vierge, cette glorieuse Euphémie, conserva la gloire de la virginité et mérita de recevoir la couronne du martyre. Priscus son adversaire est vaincu.
Cette vierge sort intacte d'une fournaise ardente, les pierres les plus dures reviennent à l'état de cendre; les bêtes féroces s'adoucissent, et se baissent devant elle: sa prière lui fait surmonter toute espèce de supplice.
Percée en dernier lieu par la pointe du glaive, elle quitte sa chair qui était sa prison pour se joindre avec liesse aux choeurs célestes.
Que cette vierge sacrée, Seigneur, protège votre Église; qu'elle prie pour nous qui sommes pécheurs: puisse cette vierge pure nourrie dans votre maison vous présenter nos voeux.

Un seigneur de la N'drangheta
Luigi s'arrêta pour dîner dans un hameau de pêcheurs à l'embouchure d'une petite rivière qui descendait de l'Aspromonte.
La gargote ne payait pas de mine. C'était un baraquement fait de bric et de broc, avec des tôles de récupération, du bois d'épaves, des roseaux, des feuilles de palmiers.
Derrière le comptoir, un géant habillé en costume de bandit d'opérette, s'affaire tandis que le patron, Giacomo, se balance mollement dans un rocking-chair, se laissant éventer par deux fraîches fillettes très brunes à peine sorties de l'enfance.
- Salut, fratello lança Luigi.
Mais, une fois traversées les odorantes cuisines où s'affairaient de diligentes et fortes matrones, nous nous retrouvons dans un salon digne de la caverne d'Ali-Baba. Meubles de haute époque, tapisseries de haute lisse, tapis d'Orient de haute laine, toiles de maîtres de la Renaissance, statuaire antique...
- Hein, Guillaume Tell, ça t'épate ? Sais-tu au moins chez qui tu a l'honneur d'être reçu ?
- Aucune idée, mais que toutes ces choses-là sont belles!
- Eh bien tu te trouves dans une réserve de signor Benito Mirafiore Galgano...
- Quelle magnifique collection! Quel goût éclectique a le signor Galgano!
- Sais-tu au moins qui il est ?
- Aucune idée. Mais c'est sûrement un grand seigneur et c’est pour dissuader d'éventuels voleurs qu'il dissimule ces oeuvres d'art qui méritent l'écrin d'un château, dans un si banal et pauvre décor ?
Luigi se met à rire...
- Là, tu n'y es pas du tout, matelot de pâturages Benito est certes
un grand seigneur, mais un seigneur de la N'drangheta... En tout cas, il ne connaît rien aux oeuvres d'art. Il ne sait ni lire ni écrire, mais il sait compter. Tu sais ce que c'est que la N'drangheta ? La Camorra ?
- Il y a deux ans, avec ma classe, nous avons rencontré Giuliano, un bandit d'honneur sicilien.
- Quoi, tu as connu le grand Giuliano, toi ? Qu'on m'arrache les yeux si tu dis la vérité.
Je lui racontai la nuit passée dans la montagne dans l’arrière pays, au-dessus de Palerme, avec notre professeur et mes camarades du Collège de Genève.
Éberlué, Luigi me regarda d'un tout autre oeil. J'étais devenu l'homme qui a connu Giuliano.
Lorsque Giacomo vint s'allonger sur une ravissante et fragile bergère, il lui dit, avec l'inévitable exagération méridionale.
- Tu sais, Giaco, mon ami Marco, il a été invité par Giuliano!
Épatés-le!
Les Calabrais me firent raconter plusieurs fois cette histoire, avec de plus en plus de détails, qu'évidemment j'inventais au fur et à mesure.
Le dîner fut fameux. Je me gavai de calamars frits et de grosses langoustines, d'oursins et de rougets. Je bus à moi tout seul une fiasque de deux litres d'un délicieux petit vin de terroir. Lorsque nous sortons de table, la nuit est fort avancée. J'ai la tête lourde.
J'éprouve la sensation curieuse qu'un vélomoteur tourne sous mon crâne. C'est en titubant sur le sable argenté baigné par la lune que je gagne l'Alfa. Giacomo réveille les deux fillettes qui couchent sous l'auvent et les invite à le suivre.
Au bourg, Luigi gare sa voiture sur le terre plain à l'arrière d’un vaste bâtiment délabré. Il me confie sa valise et se dirige vers une porte de bois sculpté orné de ferronneries ajourées.

Nuit calabraise
Nous voilà dans le hall d'un hôtel qui a certainement connu une meilleure fortune mais conserve encore quelques beaux restes. Sans réveiller le veilleur de nuit assoupi, et qui ronfle, Luigi prend une clé suspendue au tableau, et, entourant de ses bras galants les épaules des adolescentes endormies, se dirige vers l'escalier monumental conduisant aux étages. La chambre incroyable qui apparaît sous mon regard embrumé, me fait penser à un décor de cinéma muet.
Dans les ampoules préhistoriques des torchères, la lueur parcimonieuse du filament électrique semble vaciller comme la flamme d'une bougie. Il y a là deux immenses lits séparés par un paravent de bois peint. Plus loin un sofa, une bergère, une table de jeu, des fauteuils.
D'autres meubles, de style indéterminé mais richement torsadés, incrustés de décors de cuivre et d'argent complètent l’ameublement démesuré de la pièce.
Une étrange vision de rêve.
Luigi est plus ivre que moi. A peine est-il entré dans sa chambre qu'il repousse ses compagnes et plonge en travers du premier lit venu où il s'endort tout habillé.
Les deux filles restent debout, perplexes, ne sachant pas trop quoi faire. Je leur désigne l'autre lit, sur le bord duquel elles s’assoient toujours aussi empruntées.
Moi, je me déshabille derrière le paravent, et, en slip, je me couche au milieu de l'immense lit, les invitant à faire pareil à mes côtés.
En pouffant, elles s'allongent, sans se dévêtir, de part et d'autre de moi.
Je me relève un instant pour aller éteindre la lumière et en profite pour me débarrasser de mon slip dans le noir.
Les filles ont profité de ma courte absence pour se rejoindre, me laissant une large place à l'entrée du lit.
Dans le silence entrecoupé par les ronflements de Luigi, je commence de savantes manoeuvres d'approches.
Dans certaines circonstances, je me sens toujours aussi gauche, aussi timide avec les femmes. Ma main va frôler le corps le plus proche, remonte de la hanche vers un sein qu'elle empaume et caresse avec légèreté.
Aucune réaction de la part de la belle. Je sais bien qu'elle ne dort pas. Sa compagne non plus.
Tout cela est délicieux.
Enhardi, je me tourne vers la belle et je vais, de l'autre main, fureter un peu plus bas, tentant de remonter sous la robe légère qui elle non plus ne résiste pas. Les jambes sont fraîches, la peau souple, le grain délicat.
Lorsque j'atteins le fourchet, première résistance, une culotte de coton fait obstacle à ma prospection. J'insinue un doigt impertinent... Il n'est pas repoussé. J'insiste... La grotte au bas du tertre boisé est humide.
Alors, sans attendre, plus longtemps, je soulève jupe et jupon, retire la culotte puis me glisse sur le corps inerte de la fausse endormie.
Je jouis comme un lapin. Me présentant sabre au clair, j'introduis mon arme dans la fente sans rencontrer ni obstacle ni défense.
C'est à peine si la respiration de la belle s'accélère un peu. Je suis tellement ému que je jouis comme un lapin. La jouissance est forte mais me laisse sur ma faim.
D'ailleurs, à cette époque, je faisais l'amour ainsi, sans technique, passant d'une fille à l'autre, ne me préoccupant que de mon propre plaisir sans songer à celui de ma partenaire.
Dans quelques mois, Amparo m'apprendra l'art d'aimer. Bandant toujours, après cette première escarmouche, je m'installai entre les deux filles et m'attaquai à la conquête de la seconde.
Cette dernière semblait m'attendre. Robe et jupon relevés, culotte
béant sur un maujoint humecté de rosée. Dès que mon doigt caressa le pistil de la rose, son corps tout entier frémit.
Cela transforma instantanément mon rameau en gourdin. Sentant que j'étais attendu, je propulsai mon engin dans la fente qui l’accueillit avec un doux remuement de tout le corps.
Alors, soulevé par une incroyable fringale érotique, je me mis à limer, à clouer, à raboter, à ramoner la belle avec une telle frénésie que le roulis se transforma en houle. Nos deux corps, collés l'un à l’autre, soulevés par des vagues de plus en plus fortes, roulèrent bord sur bord jusqu'au coeur de la tempête.
Nous jouissons en même temps. Ma compagne dans un cri, moi, le souffle court, dans un râle difficilement contenu.
Nous demeurons collés l'un à l'autre, l'un dans l'autre, dans un long baiser. Lorsque je veux me retirer ses deux bras me retiennent...
Mais je me dégage lentement, puis je m'allonge sur le dos.
C'est alors que je sens une main caressante venir inspecter ma virilité assoupie, puis s'enhardissant, la cajoler avec délicatesse. Je devine que c'est la belle endormie délaissée qui désire que je m'occupe à nouveau d'elle.
De son côté Mlle B, - je me rends compte que je ne connais même pas leurs prénoms - vient me mordiller le lobe de l'oreille et me rouler des petits baisers dans le cou, au coin des lèvres...
Me voilà dans la situation du divin Giacomo passant des bras de Nanette dans ceux de Marion, ignorant de laquelle de ses deux amoureuses il s'agissait.
Ragaillardi par ces mignardises, Satrape reprend tournure et, suivant l'intuition libidineuse de ma mentule, je me tourne vers Mlle A. qui, futée, libérée de sa culotte, offre son dos dénudé à ma concupiscence.
La mutine me dirige de sa main vers le bonne ouverture, évitant à mon serpent de s'égarer. La grotte intime est toute humide, prête à m'accueillir. D'un coup de reins précis, la belle s'empale à mon épieu qui, stimulé par cette gaillardise, développe instantanément au plus profond d'elle toute son envergure.
Pressé par un besoin je me lève, erre tout nu à travers la vaste chambre à la recherche des commodités qui ne sauraient manquer dans un hôtel de cette classe.
Mais je ne trouve rien, ni buen retiro, ni lavabo, ni placard à pot de chambre, rien qui ressemble de près ou de loin à un réceptacle à pipi.
J'entends les deux nanas pouffer, mais sans qu'elles aient l'idée de venir m'aider dans mes recherches. Pour ma part, je ne suis pas assez affranchi pour oser leur demander assistance dans cette quête...
Aussi, lorsque, dans le noir, mes mains reconnaissent une sorte de grand vase à anse, j'y délivre avec soulagement mon trop plein, avant de me recoucher entre les petites chéries qui m'accueillent avec tendresse.
Nous nous endormons, nos corps enlacés, mes bijoux de famille reposant dans la conque hospitalière de deux mains, une de mes paumes englobant un sein.
A matin, ce sera l'éclat de rire de Luigi qui nous arrachera du sommeil et de nos bras respectifs.
Hilare, fumant un long cigare de Brissago
Hilare, fumant un long cigare de Brissago, il administre de sa main libre de petites tapes sur les fesses des mignonnes qui sortent difficilement de leur sommeil.
- Anda Anda! Et toi, Signor Nescafé, tu as profité de mon ivresse pour t'offrir les petites! C'est bien joué! Allons, il est temps de te lever, nous avons encore une longue route à faire. Vous, les « scostumate", remettez en ordre vos "mutandine" et vos "camizelle" puis allez chercher de l'eau chaude et venez ici préparer notre toilette...
Le visage ensommeillé, les cheveux dans un adorable désordre, les deux petites allèrent se rhabiller derrière le paravent, tandis que Luigi, en français, m'interrogeait sur ma nuit.
Gêné, je répondais à ses questions précises.
- Alors, combien de fois l'as-tu fait avec Gina ? Et avec Luisa ?
Est-ce qu'elles t'ont bien léché ? T'ont-elles offert l'hospitalité de leur petit derrière ?
Lorsque les deux filles reparurent portant deux brocs d’eau bouillante, et qu'elles allèrent les déposer devant un antique meuble ouvragé dont elles ouvrirent les battants, je compris enfin où se trouvaient les commodités.
En effet, un joli coffre rond, de bois précieux dissimulait sous son abattant capitonné de velours, un imposant seau hygiénique en faïence, muni d'un couvercle amovible et d'une anse qui permettait aux domestiques de le retirer et d'aller le vider...
Un valet de chambre nous monta le plateau d'un somptueux petit déjeuner.
Luigi, à demi allongé sur son lit, se faisait servir par les deux mignonnes qui n'avaient plus d'yeux que pour lui, ne me regardant même plus.
- Andiamo dit-il en administrant de petites tapes amicales sur les popotins haut perchés des deux petites avant de les ramener chez Giacomo...

Le barbier de la N'drangheta
Avant de reprendre la route, Luigi me proposa d'aller chez le
barbier...
Là, dans une échoppe ouverte sur la place du marché, se tenait, debout devant un imposant fauteuil mécanique à vis, un personnage haut en couleurs.
- Augusto!
- Hei Luigi, come va ?
- Bene, bene...
En ce temps-là, en Italie comme jadis, en France, le barbier faisait non seulement fonction de coiffeur, mais aussi de chirurgien, de dentiste, de rebouteux, de bourreau...
Pendant que nous dégustions un délicieux café à la terrasse voisine, nous regardions Augusto, tenailles nickelées dans une main, rabat-langue de l'autre, arracher sans anesthésie la dent d'un jeune adolescent sanglé sur le fauteuil qui ne semblait guère souffrir.
- Tu sais, me dit Luigi, Augusto, c'est un as. Il hypnotise les patients avant de les opérer. Avec lui, personne n'a mal. Pendant la guerre, il a amputé des dizaines de soldats, sans anesthésie... Avec son regard magnétique il endort ses patients comme il tombe les filles...
Il paraît qu'il a aussi, de son long rasoir bien effilé, égorgé quelques Allemands venus imprudemment lui confier leur cou... On murmure qu'aujourd'hui encore, il lui arrive de "tuer le cochon" pour le compte de quelques généreux commanditaire... sans que jamais les carabiniers de lui cherchent noise.
Luigi confia sa barbe à Augusto sans état d'âme. Lorsque ce fut mon tour, je ne pus m'empêcher de trembler chaque fois que le barbier discourait avec ses mains et jouait de sa lame à quelques centimètres de mon visage.
Une fois dans la voiture, mon voiturier me susurre:
- Tu sais, me dit Luigi, il en fait partie lui aussi.
- De quoi ?
A voix basse, bien que nous fussions seuls, il me souffle:
- De la N'drangheta pardi!
A Reggio, Luigi me laisse sur le port. Il veut absolument m'offrir le passage en première classe à bord du ferry-boat. Et, comme si nous étions de la famille, il reste sur le quai, brassant l'air de ses longs bras bronzés jusqu'à ce que le navire qui m'emporte ait quitté le port.
***
Mystérieuse et secrète Sicile
Dès que je pose mes pieds sur le sol de la Sicile, je me sens soulevé par une joie fantastique. Ici, l'air parfumé de mille senteurs est plus riche qu'ailleurs. La nature plus belle. Chaque colline est un enchantement. Les formes et les couleurs des maisons, même les plus simples, sont un régal pour les yeux. Les bourgades ensommeillées sous la garde vigilante de l'église, sont de purs joyaux.
Je ne sais pourquoi je me sens ici chez moi. La Sicile est ma patrie*. Peut-être ai-je vécu ici jadis, dans une autre vie...
Ici, les gens sont plus beaux, plus expressifs qu'ailleurs. Les enfants même sales et nus, jouant dans le caniveau où coulent les détritus et la sanie des eaux usées, sont admirables.
Les adolescentes, le visage dévoré par leurs immenses yeux noirs, drapées dans leurs robes amples m'émeuvent infiniment comme m'émeuvent ces visages aux traits finement burinés par la vie des grands-mères assises devant leurs demeures en filant ou tricotant une laine rude.
Lorsque je marche ainsi dans ces rues poussiéreuses, sac au dos, tête et jambes nues, je sens une traîne de regards curieux accompagner ma silhouette insolite, j'entends les voix joyeuses et ironiques des badaudes claironner dans mon sillage des commentaires dont j'ignore la teneur.
Je me souviens de la traversée d'un étonnant village tout en longueur de la Sicile profonde, où, côté ombre, il y avait une femme assise devant chaque porte et, côté soleil, une femme derrière chaque fenêtre.
Et lorsque mon regard se portait sur l'une d'elles, elle rentrait précipitamment dans sa demeure, tandis que celles qui s'y trouvaient, détournaient pudiquement le visage... Pas un seul homme. Seuls des chiens couverts de puces, venaient me souhaiter la bienvenue en flairant mes chevilles.
C'était une impression angoissante et très impressionnante.
Pour déjeuner, comme souvent, j'achetai quelques fruits, une bouteille de lait, un quignon de pain et un fromage de brebis.
A la sortie de Messine, je m'installai à l'ombre parcimonieuse d’un pin parasol et déjeunai de grand appétit, tout en levant mon pouce au passage des rares voitures roulant à cette heure réservée à la sieste dans tous les pays civilisés. Je finis d'ailleurs par somnoler, malgré les mouches importunes et les fourmis qui venaient explorer ma peau sucrée.
A un moment donné, un coup de klaxon vigoureux m'arracha à mes rêves. Vingt mètres plus loin, un automobiliste me faisait de grands signes par la vitre ouverte de sa voiture. Je ramassai mon sac et courus dans sa direction.

Bernardo de Santis
- Dove andiate ?
- Palermo ! - Va bene, je vais à Cefalù.
Je déposai mon sac dans le coffre et montai à côté du chauffeur.
C'était un homme entre deux âges, bon chic bon genre. Son véhicule était cossu, son sourire carnassier, sa voix grave et chantante.
Il parle un peu le français, m'interroge, s'intéresse à ce que je fais, à mes projets, à mes études.
Quand nous traversons une bourgade il m'explique son histoire, me décrit abondamment chaque monument. Il est gai, cultivé, passionnant et passionné.
De profession, il est avocat. En route, il s'arrête à Santo Stefano pour rendre visite à un de ses clients.
Avant de quitter la voiture, il me demande, par discrétion, de revêtir une sorte de toge noire par-dessus mon tee-shirt et mon short, afin de ne pas effaroucher les personnes âgées un peu arriérées que nous allions rencontrer.
La demeure où nous entrons est un vaste palais sombre et sans joie d'un luxe impressionnant.
Le majordome qui nous reçoit semble sortir tout droit d'un film historique.
Mais, sous sa livrée d'apparat raide de crasse, il paraît aussi sombre que le décor.
Il nous fait entrer dans un petit salon au plafond en caissons de bois doré peint, aux parois ornées de fresques, dont on ne sait si les peintures dans leurs cadres sont de véritables tableaux ou des répliques en trompe-l'oeil.
Lorsque le maître de maison apparaît, minuscule et décharné, appuyé sur une canne à pommeau d'or, précédé par son robuste majordome et son long nez de faucon, je me sens impressionné.
L'avocat jaillit de son fauteuil, - je me lève également, tel un automate bien réglé - et quand il s'incline vers la momie, la main tendue, je l'imite aussitôt.
- Je vous présente un jeune stagiaire suisse, Excellence...
- Le vieillard me dévisage avec attention, me flatte le menton de ses doigts parcheminés et murmure:
- Che giovanotto Que biondezza!
Puis il s'assoit lentement, aidé par son domestique qui, une fois son maître installé, s'incline, et s'apprête à quitter le petit salon.
L'avocat m'invite à suivre le majordome. Après avoir silencieusement refermé la porte à deux battants derrière nous, l'intendant me conduit à travers plusieurs salles somptueuses, mais toujours aussi sombres et sinistres, - certaines ont leurs meubles dissimulés sous des housses - vers une sorte de jardin tropical rafraîchi par l'eau de joyeuses fontaines et de jets d'eau.
Il s'incline, m'abandonnant seul dans ce petit paradis de verdure dont je ne me lasse pas de contempler les richesses.
A un moment donné, j'ai la sensation d'être épié.
Mais j'ai beau regarder autour de moi, je ne vois âme qui vive.
Mais l'impression persiste. A un moment donné, dans une belle volière, des perruches s'agitent et j'entends un gloussement.
A un moment donné, dans un bosquet de bambous au-delà du bassin, j'aperçois deux visages souriants - yeux de jais, lèvres de corail - encadrés de longs cheveux noirs brillants. Deux adorables visages de filles encore enfants, qui, lorsque elles s'aperçoivent que je les ai vues, se retirent d'un même mouvement comme un jeune animal surpris.
Puis, comme dans un rêve, dans le fond du jardin, avance, hautaine, imperturbable, abritée sous une vaste ombrelle, une jeune fille somptueuse, le corps gracieux moulé dans un longue robe blanche plissée.
Le temps semble suspendu. Jamais encore je n'ai ressenti une telle émotion. Tout autour de moi respirait la perfection. Et ce visage, ces visages...
Un merveilleux mirage auquel vient m'arracher, un quart d’heure ou une heure plus tard, je ne sais plus, le solennel majordome qui me reconduit.
Dans la voiture, Bernardo de Santis me demande mon impression.
- Extraordinaire...
- Alors vous les avez vues...
- Oui - Elles sont belles, n'est-ce pas?
- Sublimes...
- ... mais muettes...
- Comment ça, muettes?
- On leur a arraché la langue...
Et l'avocat me raconta comment, un caïd de la montagne avait enlevé le fils de son client et ses trois petites filles pour exiger une rançon du richissime vieillard.
Mais le vieux lion expédia aussitôt dans la montagne, aux trousses des ravisseurs, une armée de jeunes mafiosi à sa botte.
L'affaire avait mal tourné. Les criminels furent égorgés jusqu’au dernier, les trois jeunes filles libérées, mais leurs langues mutilées arrivèrent par la poste...
* J'ai souvent connu cette impression, en différents endroits de la planète. A Bora-Bora, en Engadine, en Corse, à Delphes, en Galice, dans les Rocheuses, dans mes rêves. Mais peut-être ai-je déjà vécu plusieurs vies...
A Cefalù, don Bernardo de Santis habitait un vaste château dominant la Mer Tyrrhénienne où il vivait avec sa femme et des deux fils. Il me reçut comme si j'étais un ami intime de la famille.
Il m'invita à demeurer chez lui pour faire travailler ses enfants jusqu'à la rentrée scolaire. J'aurais à ma disposition pour visiter l’île voiture, et canot automobile pour prospecter les îles.
Bien que l'offre fût tentante, mon envie de bouger, d'aller toujours plus loin, de voir l'Égypte, me fit renoncer non sans débat intérieur, à cette sinécure.
Je retrouvai Palerme avec joie. Le sublime cloître de San Giovanni me procura la même émotion que lors de ma première visite. Sensation rare. Car, le plus souvent, nous sommes déçus lorsque nous retournons aux lieux que nous avons aimés.







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