jeudi 8 décembre 2016

17) A NOUS DEUX… PARIS !


1954-1960 - A NOUS DEUX... PARIS !

Je quittai définitivement Genève, à bord de la "belle américaine » de Maurice de Toledo. Un long et très impressionnant break, couleur vert et bois clair, qui attirait le regard des badauds dès qu'il était arrêté.
A Paris, Maurice descendait au Crillon, place de la Concorde, où il avait sa suite. Pour ma part, je déposai mon maigre bagage dans un tout petit hôtel du quartier latin, l'Hôtel de Genève, rue de la Harpe, où la nuitée coûtait 150 francs (francs anciens soit moins de 3 euros de 2006).



Hôtel Crillon - Paris


Je demeurai une nuit ou deux au Crillon, me sentant mal à l’aise devant le luxe de l'établissement et le regard sournois de la valetaille.
Mais l'expérience valait la peine d'être vécue. M'étonnant des sommes importantes que mon ami glissait dans les mains des portiers, chasseurs, serveurs, femmes de chambre, partout où il passait, Maurice me dit:
"Souviens-toi toujours que ce sont les valets, les concierges et les larbins qui font ta renommée". Propos de nouveau riche, de noceur, de pédéraste? Peut-être. Car les aristocrates et les vieux bourgeois riches sont plutôt pingres.
Nous avons déjeuné à la terrasse de la Brasserie Méditerranée, place de l'Odéon, face au théâtre. Familièrement, Maurice me dit:
- Tu es mon appât. Tu es la lumière qui attire les papillons de nuit.
Moi je suis le prédateur, le croqueur, le grand vilain méchant loup!
En effet, flânant en touristes dans le quartier, visitant quelques expositions de peinture moderne, nous avons parlé avec des étudiants parmi lesquels Maurice à l'affût faisait son choix. Jetant son dévolu sur François, un beau garçon aussi timide que moi, il nous emmena dîner chez Maxim's.
J'avais évidemment beaucoup entendu parler de cet établissement à la mode mais, curieusement, il ne m'impressionna pas le moins du monde. François, si ! Après un repas raffiné - qu'à cette époque je n'appréciais guère, préférant sincèrement un Schübling & Rösti au caviar et au foie gras - nous sommes retournés à l'hôtel tout proche à pied. Je jetai un regard ébloui sur la place discrètement illuminée au centre de laquelle s'élevait, magnifique et discret, l'obélisque devenu rose-orange sous la lumière des projecteurs.
Cette nuit, dans l'admirable suite du palace, avec la vue féerique sur la place de la Concorde, fut un souvenir étrange à plus d'un titre.
Maurice tenant à apprivoiser François, ce jeune blond un peu sauvage qu'il trouvait très beau, voulait que je couche dans le même lit qu'eux.
Ma présence devait faciliter les manoeuvres d'approche. Lorsque l’élan fut donné, je les laissai à leurs amours et gagnai l'autre chambre, tout aussi somptueuse, avec des meubles de style, des boiseries, des tableaux de maître, des tapis de haute laine.
Dans le grand lit aux draps d'une finesse et d'une douceur incroyables, je me masturbai en pensant à toutes mes petites amies perdues. Le lendemain soir je couchais à l'hôtel de Genève, dans une chambre étroite, biscornue, donnant sur une rue grouillante du quartier latin. J'avais de quoi vivre chichement deux mois au plus, mais je ne doutai pas un seul instant que j'allais conquérir Paris.


Jacques Yonnet
Comme il se doit, ce fut dans un bistrot que je rencontrai Jacques Yonnet. À la Taverne du Pont-Rouge, à l'Ile St Louis, près de la passerelle qui la relie à l'Ile de la Cité. On y buvait d'excellentes bières, des vins d'Alsace de qualité et on y servait de bonnes choucroutes.





Mais faute de pépètes, nous dînions rarement à table. Nous étions des compagnons de zinc ou de comptoir. Jacques Yonnet, un petit bonhomme tout rond, jovial, conteur intarissable, fréquentait au moins dix à vingt bistrots chaque jour.
Un carnet à dessin sous le bras, des crayons et des stylos à encre de chine dans ses poches, il croquait inlassablement les patrons et les clients des rades qu'il fréquentait.
Notre ami Pierre Chaumeil*, Auvergnat grand teint et de bonne race, rédacteur en chef de l'Auvergnat de Paris ayant été interné au Camp de St Maurice-l'Ardoise pour avoir manifesté trop de complaisance envers l'Algérie française, recommanda Yonnet au patron du journal. Grâce à ce coup de pouce, Yonnet put fréquenter les bistrots quasiment à l'oeil et pondre un article hebdomadaire sur les établissements qu'il fréquentait. Cette chronique eut beaucoup de succès et il est fort dommage que nul éditeur ne l'eût éditée avec ses dessins.
* Pierre Chaumeil est l'auteur de deux apophtegmes qui ont fait le tour du monde :

« L'argent liquide est fait pour être bu ! ».
« Le zinc est le meilleur conducteur de chaleur humaine ».

Jacques Yonnet ne se déplaçait jamais sans une cour de jolies femmes, d'admirateurs, friqués parfois, ou simples pique-assiettes, francs buveurs toujours. Ses articles, très prisés, n'étaient pas des compte-rendus de journaliste mais des histoires mêlant la réalité à la fiction, le rêve à le poésie.
Le "merveilleux urbain" amalgamait les légendes de comptoir aux réalités vécues, sans que nul Trissotin ne se plaignît de ces affabulations. Le petit monde enchanté et magique de Jacques Yonnet se retrouva plus tard dans un étonnant ouvrage publié chez Denoël sous le titre: "Enchantements sur Paris".
Cet ouvrage, enfanté dans la douleur, accouché au forceps, car Jacques Yonnet connaissait l'horreur de la page blanche (comme son ami Blondin d'ailleurs), se révéla un chef d'oeuvre. Non seulement l'excellent Jacques était un conteur-né, possédait une riche imagination, mais ce cochon de paresseux buveur intarissable écrivait bien, écrivait comme un dieu.
Des années durant j'ai fait partie de sa cour et, à son contact, en sa présence, j'ai vécu des événements "magiques".
Entre autres merveilles, il savait, dans certaines circonstances, faire "comparaître" des êtres décédés. C'est ainsi que par une nuit sans lune, dans le fond d'un caveau de la Montagne Sainte-Geneviève, il fit apparaître le mage et alchimiste Eugène Canceliet sous les yeux ébahis de Bob Giraud et de moi-même, tandis que présents à nos côtés, deux autres amis ne "voyaient" personne.
Nous roulait-il dans la farine ? Se moqua-t-il de notre crédulité ?
Je ne sais. En tout cas un être en chair et en os - pas un zombie - un beau vieillard hors d'âge se tenait devant nous et nous parla simplement, d'une voix bien timbrée, du langage symbolique des sculptures et des ornements des cathédrales, notamment de Notre-Dame.
N'étant pas "initié", je ne comprenais pas grand-chose. Je soupçonne Bob de n'être pas mieux armé que moi. Quant à Jacques Yonnet, il converse avec le plus grand naturel avec l'illustre personnage qui ne touche pas à son verre plein d'un excellent jaja. Lorsque, à un moment donné, je me retourne, le mage a disparu comme il nous était apparu. Fantasme ? Mirage ? Truc ?






Robert et Christiane Guinzburg
Dans le sillage de Jacques Yonnet gravitaient des personnages divers, des personnalités venues de tous les horizons. On y entrevoyait des silhouettes, des trognes, des tronches, des hures, des lucioles, des ombres. Dans ce petit monde de Jacques Yonnet, on croisait des clochards, un milliardaire, des grands patrons, un spirite, des peintres, des poètes, des vagabonds, des professeurs, des hauts fonctionnaires, des chanteurs, des musiciens et quelques jolies femmes.
Parmi ces divers personnages il y avait Robert, Robert Guinzburg, présenté comme un mécène, comme LE mécène. C'était un homme mince, jeune encore, au visage triste que dévoraient de bons yeux de caniche, dont la voix agréable, bien timbrée avait gardé un léger accent chantant d'Europe centrale. Sa compagne, Christiane était une jeune femme ravissante au charme et à l'élégance discrètes qui parlait peu mais écoutait sans paraître s'ennuyer les interminables palabres de ce petit monde aviné s'entretenant avec le maître, Jacques Yonnet.
Robert Guinzburg proclamé mécène une bonne fois pour toutes - et à qui cette étiquette indélébile valut durant des décennies de payer les additions des tournées accumulées, de dépanner l'un ou l'autre sur l'invitation de Jacques, d'acheter les toiles des amis peintres dans la dêche, d'acquitter les frais d'impression de la plaquette d'un poète désargenté, exécutait sans discuter les ordres de Jacques qui ne demandait jamais rien pour lui.
Nous avons appris peu à peu que Robert était le "banquier" de la famille Yonnet, l'ami sans faille qui leur avait permis de s'installer le moins inconfortablement possible rue des Écoles dans les murs de la librairie héritée d'une tante décédée.
La fortune de Robert, modeste émigré de la Russie communiste, venait d'une invention toute simple mais géniale: le rouleau à peindre !
Fils, petit-fils, arrière petit-fils de tailleur d'habits et de marchand de fourrures, il s'était rendu compte qu'en France les peaux de mouton étaient abondantes et le plus souvent peu valorisées à la sortie des abattoirs.
Bricoleur, inventif, habile de ses mains, Robert Guinzburg s’était confectionné pour son usage personnel des rouleaux à peinture qui lui permettaient de rénover sans difficulté de grandes surfaces de parois aussi bien intérieures qu'extérieures. Il perfectionna son instrument à côté du magasin de fourrure tenu par sa femme créant un atelier de rouleaux à peindre. Il démarcha d'abord les artisans du voisinage, et le succès venant, ouvrit une petite usine.
Parallèlement, il lança aussi la mode des vêtements en peaux de mouton retournées à bas prix qui obtinrent immédiatement un immense succès. Les revenus de ces deux affaires florissantes lui permirent de s'adonner au plaisir de fréquenter les artistes de la bohème parisienne, d'exercer un mécénat discret, d'acquérir une collection passionnante d'oeuvres négligées par le milieu snobinard des marchands d’art moderne et des hiérarques de la Culture.
Pour Robert Guinzburg, Jacques Yonnet représentait tout ce qu’il eût aimé être mais qu'il n'était pas lui-même: artiste, gouailleur, libre, admiré, passionné, indépendant. Robert avait trop souffert dans sa vie à travers le destin tragique de sa famille, de ses proches, de sa race, pour être gai, primesautier, insouciant, libertaire.
De nature inquiète, toujours sur le qui-vive, sérieux, réfléchi, il était, d’une générosité efficace et discrète, il possédait un coeur d'or.
C'est grâce à lui que des écrivains et des peintres dans la dèche comme Lars Bo, Bouscaillou, Grimm (le naïf), Belpaume, Yonnet, Bob Giraud et son frère Pierre, Henri Espinouze, et combien d’autres, purent manger à leur faim et boire jusqu'à plus soif.
Dans le sillage de la "Bande à Jacques", il fréquenta Robert Doisneau, Albert Vidalie, Youki Desnos-Foujita, passa des soirées fastes à la Colombe ou à l'Échelle de Jacob où il assista aux modestes débuts de chanteurs tels Jean Ferrat, Guy Béard, Anne Silvestre, devenus célèbres, grâce à l'enthousiasme et au travail de Michel et Beleine Valette.
Robert Guinzburg participa également à d'autres activités dont il ne parlait jamais, tel Radio Free Europa, qui permit à des millions de Russes sous la botte d'être mieux informés et de correspondre discrètement avec l'Occident grâce à des "boîtes aux lettres » domiciliées chez des copains.
Aujourd'hui, Frédéric, le petit-fils de Jacques Yonnet, a brillamment repris le flambeau de l'art dans la famille Yonnet. Il vit aux États-Unis et poursuit une carrière de musicien. Comme son grand-père il joue du piano, de l'harmonica, danse et chante à merveille. La relève est donc assurée.



***


Jacques et Suzy Arnal





Voici la petite bio publiée à la fin des années 90 en prologue de son récit « Mystères et Merveilles », recueil de souvenirs de sa jeunesse et de quelques affaires qu'il eut à élucider. Jacques et Suzy Arnal font partie de ma "famille" et leur amitié fidèle et constante ne s'est jamais démentie.
«De souche corrézienne et haut-marnaise, Jacques Arnal vit le jour à Paris dans le 4e arrondissement, le 16 octobre 1912. Quinze mois après, ce fut le début de la Grande guerre. Le père mobilisé, la mère et ses fils partirent vers le pays langrois où demeuraient les grands-parents, dans les villages de Bonnecourt et Frécourt.
La guerre terminée, la famille revint sur Paris. Après les bancs de l'école de la rue Grenier-sur-l'Eau, la mort subite de son père qu’il admirait, le toucha profondément et vint interrompre le cours de ses études.
En 1932, il effectua son service militaire au fort de St Cyr, au service de la météo alors balbutiante. Il demanda à partir en Afrique, à Colomb-Béchar, d'où ses observations météorologiques le conduisirent jusqu'à Ouallen et Bidon V.
Durant deux années, devant le spectacle austère et grandiose des sables du désert, ses pensées s'approfondirent et ses réflexions personnelles l'amèneront, au fil des ans, à écrire Le Cosmos Vivant.
Un livre étrange, fantastique, passionnant.
A son retour en métropole, il reprend ses études, obtient une licence de droit et le diplôme de sciences politiques.
Lors des vacances estivales de 1936, Jacques rencontre Suzy.
L'idylle se transforme en amour et, le 7 février 1938, ils s'unirent pour le meilleur et pour le pire. Trois enfants, Françoise, Philippe, Danièle viendront compléter leur bonheur.
Son souhait le plus cher était pourtant de devenir philosophe! Mais la vie en décida autrement. Devant la nécessité de gagner son pain pour nourrir sa famille, Jacques avait passé le concours pour la Préfecture de Police où il entra le 7 mai 1937. En 1943, il réussit brillamment le concours de Commissaire et gravit dès lors tous les échelons jusqu'au grade de Commissaire Divisionnaire.
En 1942, avec M. Lafont, l'Inspecteur général des Services, il fut l'artisan de ce qui devait devenir plus tard l'École de Police.
En tant que chef de la Brigade Mondaine, poste auquel il accéda en 1953, il traita entre autres la première affaire de drogue d'importance européenne. Les nécessités de l'enquête le conduisirent jusqu'en Turquie.
Il dirigea enfin le premier cabinet de "Délégations Judiciaires" où il acheva sa carrière. Mais l'art d'écrire le taquinait depuis toujours, et, en 1965, il décroche avec "Archives Interdites", son premier roman, le Prix du Quai des Orfèvres. Durant quelques années, il mène de front sa carrière de fonctionnaire et sa vocation d'écrivain.
Le 31 décembre 1969, il demande à bénéficier de la retraite.
Après avoir quitté la "Grande Maison", Jacques devint conférencier pour les Amitiés françaises et l'Alliance française, ce qui l'entraîne à travers l'Europe et les États-Unis.
Il rédigea aussi des romans policiers, à partir de faits réels, puis des oeuvres tirées de ses expériences et de ses souvenirs personnels tels "Boulevard de la Mondaine", "Archives secrètes de la Mondaine".
Son oeuvre principale, "Le Cosmos vivant", relate la passionnante histoire de notre univers depuis le big-bang à l'apparition de l’Homo sapiens, la formation de la terre et des galaxies, la naissance des êtres vivants et leur évolution. Ce livre, fruit des réflexions de toute une vie, l'amène à s'interroger sur le destin de l'homme sur cette terre.




Le 15 avril 1994, Jacques Arnal mettait la dernière main à son ouvrage Mystères et Merveilles lorsqu'il fut atteint d'une hémiplégie de tout le côté droit, entraînant une diminution inexorable de ses facultés.



Le 19 septembre 1995, il nous quitta définitivement. "Mystères et Merveilles" s'ouvre sur un épisode magique et poétique tiré de ses souvenirs d'enfance, lorsque, durant la Grande Guerre, sa mère se retira auprès de sa famille, dans un village de Haute-Marne, en attendant le retour du père. Quelques autres affaires étranges dont Jacques Arnal eut à connaître au cours de sa carrière apportent à cet ouvrage leur parfum de mystère. Jacques et Suzy Arnal resteront des amis fidèles.

***
Ma cousine Lagaye
Du côté de la famille Benz, il existait à Paris une cousine dont un neveu de mon père, fonctionnaire des douanes à Bâle, me donna l'adresse, m'invitant vivement à lui rendre visite.
Thérèse Lagaye était une femme forte et une forte femme. Le visage aux joues rondes et couperosées perpétuellement éclairé d’un sourire, elle respirait la santé et la joie de vivre.
La cinquantaine, veuve d'un inspecteur de police décédé au cours d'une fusillade, mère d'une petite fille timide, au visage ingrat et au corps malingre, ma cousine était bonne comme le bon pain, d’une nature pétulante et généreuse. Elle vivait, rue Parmentier, dans un appartement meublé à la petit-bourgeoise, avec un homme effacé, dont je n'ai jamais su vraiment ce qu'il représentait pour elle, ami dans l'infortune, compagnon ou davantage.
Dès ma première visite, Thérèse m'adopta, m'invitant à venir la voir quand je voulais, me couvrant de petits cadeaux pratiques. Elle semblait à l'aise, disposait d'une Aronde, voiture confortable pour l'époque, d'une maison de campagne à Deuil-le-Barre, s'offrait des vacances "à la mer" sur la Côte d'Azur, ou en Suisse, dans la famille.
Je ne repartais jamais de chez elle sans un saucisson, une bouteille de bon vin, une boîte de foie gras.
Thérèse vivait de sa pension de veuve de fonctionnaire de police et des bénéfices d'une modeste affaire de Cartes postales en gros, située au N°220 du Boulevard Voltaire, dont elle était très fière.
Je me souviens qu'en automne, avant les fêtes de fin d'année, elle nous invitait à des veillées de travail en famille au cours desquelles nous décorions à la main, de paillettes argentées, dorées et de neige, des cartes postales naïves, très à la mode en ces années d’après guerre.
Ma cousine faisait preuve d'un tour de main et d'une habileté étourdissante dans cet exercice artisanal. Elle « floquait » et pailletait mille cartes pendant que je parvenais avec peine à en décorer cent.
Elle était très fière de sa rapidité d'exécution, de sa virtuosité dans ces travaux manuels et parvenait par sa gaieté, sa joie de vivre, son enthousiasme, son esprit de compétition amicale à rendre ces soirées somme toute passionnantes. Elle nous invitait à chanter, à raconter des histoires drôles ou tragiques, nous entraînait dans des fou-rires auxquels participait même Lucien, son compagnon toujours si triste et l'air malheureux.
Oui, Thérèse Lagaye était la joie de vivre. Toujours gaie et exubérante, elle me témoignait une affection débordante et un peu envahissante.
Lorsque, grâce à des amis parisiens des Dubal, j'obtins la libre disposition d'une chambre de bonne au 12 du boulevard de Courcelles, elle voulut à toute force me la décorer. Seul l'obstacle qu'offrait à ses pauvres jambes fatiguées les 7 étages sans ascenseur qui conduisaient à ma chambre, la retenait de venir organiser mon domaine.
Mais elle m'offrit des rideaux, des étagères, des bibelots selon mon goût exécrable à cette époque. Elle se proposa de tapisser ma chambre avec du tissu de couleur pastel. Je fis la grimace. Pour moi, rien ne pouvait être plus beau que de voir les parois de ma chambre encollées de pages de revues et de journaux aux titres et aux illustrations provocants.

Cartes postales à musique





Thérèse Lagaye faisait tout pour me faire plaisir, pour m'aider. Elle m'encourageait dans mes projets les plus immatures et les plus fous.
Elle fut assurément l'une des meilleures personnes que j'aie rencontrée dans ma vie. Ainsi, un jour, je lus qu'aux États-Unis une nouvelle mode faisait fureur : les cartes postales musicales. Sautant sur l’occasion d'épater ma cousine dans son propre domaine, je lui fis part de mon projet de lancer « La Carte qui chante » un concept tout nouveau pour la France.
Elle adopta mon idée avec enthousiasme, avança les quelques fonds nécessaires, hébergea l'entreprise sous son registre du commerce, et me voilà fonçant tête baissée dans ce projet.
Elle alla jusqu'à m'acheter une auto. Une 4 cv d'occasion certes, mais pour moi cela représentait la liberté et l'indépendance.
Les années cinquante connurent une fantastique fringale de confort matériel, d'acquisition d'appareils ménagers. En quelques années, la voiture, le téléphone, la machine à laver, le frigo, le chauffage central et bientôt la télévision pour tous envahirent notre quotidien. Il s'ensuivit une véritable frénésie d'achats, une boulimie de consommation que favorisa le plein emploi pour tous, la progression du pouvoir d'achat dans toutes les classes de la population.
Parmi ces innovations, l'apparition du disque en vinyl et du tourne-disques Teppaz, permettant d'écouter de la musique partout, même sur la plage, provoqua un véritable boom.
La carte-postale à musique arrivait donc à pic, permettant de graver des chansons à la mode sur le pelliculage d'une simple carte postale d'un modèle un peu supérieur à la normale.



Me voilà lancé à la recherche d'acteurs, de chanteurs, de musiciens pour créer le support artistique. Pour commencer, conseillé par Doisneau qui refusait la photo couleur, je fis moi-même une série de prises de vue de Paris. Nous étions au printemps, et grâce à mon Rolleicord, j'immortalisai Notre-Dame, la Tour-Eiffel, le Sacré-Coeur jaillissant d'un buisson de fleurs, puis l'Opéra avec une ravissante danseuse en tutu blanc au premier plan, la Seine et les bouquinistes, un clochard se dorant au soleil devant le Pont-Neuf, la statue de la Liberté et le pont Mirabeau. Une prise de vue époustouflante de la capitale prise depuis le grenier de l'atelier du peintre Dervelganthe illustra la chanson « sur les toits de Paris ». Mon ami Michel Esnault, photographe de cirque, m'offrit le cliché couleur d'un clown.
La première série comportait des poèmes de Baudelaire, de Rimbaud, d'Apollinaire, de Ronsard, de Péguy en illustration sonore.
Puis, marketing oblige, grâce à Jacques Favrel, je rencontrai Claude, le frère de Charles Trénet, chanteur famélique courant le cachet, dont la belle voix me permit d'enregistrer des remake de rengaines alors furieusement à la mode : Julie-la-Rousse, Sous les Ponts de Paris,
Que sera sera et quelques imitations des chansons de Charles...
Tout en produisant ces enregistrements, il me fallut trouver un imprimeur, un support plastique permettant la gravure de microsillons, puis un pelliculeur et enfin une entreprise possédant les presses aptes à produire des disques en série.
Une aventure enrichissante et passionnante qui me permit de découvrir sur le tas quelques règles élémentaires de management, de direction du personnel, domaines dans lesquels j'étais parfaitement ignare.
Ce fut au siège des Usines du Rhône, dans le 8e à Paris, que je pus me fournir de la pellicule adhésive transparente capable de supporter la gravure de la matrice d'un microsillon, sans trop altérer le son sous l'aiguille du phonographe.
Je me souviens encore de mon étonnement lorsque un huissier solennel m'introduisit dans l'austère et luxueuse salle de présentation des produits de la fameuse multinationale.
Deux ingénieurs commerciaux imposants, vêtus de costumes sombres et cravatés avec art y reçurent avec une solennité ostentatoire, le blond galopin maigrichon que j'étais, laissant une secrétaire lugubre prendre en sténo tous les propos échangés.
Lorsque j'eus brièvement exposé mon souhait d'acheter une pellicule plastique transparente de leur fabrication pouvant adhérer à un carton imprimé afin de supporter la gravure d'une presse à microsillons en vue du lancement de disques, ils me toisèrent durant quelques longues secondes avec des visages fermés et une lueur d'incompréhension dans le regard. Ils devaient me prendre pour un fou.
Tirant de ma serviette un modèle de carte postale réalisée par mon imprimeur - la Tour Eiffel en l'occurrence - je leur précisai que c'était là-dessus que je souhaitais « imprimer » une chanson. J’ajoutai qu'il me fallait pour commencer de la pellicule pour confectionner dix
mille disques...
Le plus jeune des deux ingénieurs commerciaux pria un commis aux ordres, immobile comme une statue, un peu en retrait de la vaste table autour de laquelle nous étions assis, d'apporter quelques échantillons de pellicules transparente, dans différentes épaisseurs...
Les films déposés devant nous, je demandai de la colle et des ciseaux que l'on m'apporta dans la minute. Je découpai un carré dans le plus épais des échantillons, l'encollai et le plaçai sur ma carte postale.
- Voilà ce qu'il me faudrait... Mais, avant de vous passer commande, je dois m'assurer que le collage du film sur la carte, supporte la pression du disque sans altérer sa rigidité.
Je repartis avec plusieurs rouleaux de plastique, offerts gracieusement par la firme.
Claude Trénet qui habitait Neauphle-le-Château, m'apporta les enregistrements des poèmes dont nous allions faire graver les matrices dans un studio de Montparnasse. Le lendemain, après avoir fait contre-coller notre pellicule sur quelques planches de 8 cartes imprimées, nous nous rendons chez un artisan de Villemomble avec un Teppaz.
Après une douzaines d'essais à différents degrés de pression, nous découpons nos cartes musicales et les plaçons sur le tourne-disques.
Et là, stupéfaits mais follement heureux, nous entendons la voix à la fois grave, profonde et chaleureuse de Claude Trénet, déclamer les vers sublimes d'Apollinaire... puis de Baudelaire... de Péguy... et une chanson de son frère : Ya d'la joie !
La carte postale danse bien un peu sur le plateau du tourne-disques, mais les paroles se détachent parfaitement sur le fond musical de l'accompagnement. Lorsque je lui fais entendre ces premiers enregistrements, Thérèse subjuguée n'en croit pas ses oreilles. Toute fière de voir Editions Thérèse Lagaye imprimé sur le dos de la carte, elle convoque immédiatement le seul et unique représentant de sa firme, lui fait entendre ses cartes musicales et le prie d’entreprendre sur l'heure la tournée de ses clients pour leur proposer le nouvel article.
Au cours des deux semaines qui suivent La Maison Lagaye édite vingt mille cartes qui se vendent comme des petits pains. Une nouvelle série de prises de vue et d'enregistrements augmente l'offre de cent mille exemplaires, puis nous nous attaquons aux cartes d'enfants, aux cartes de Noël et de voeux de Nouvel-An.
Claude Trénet enregistre à tout va et entraîne son amie Viviane Vassel, une charmante chanteuse de genre dans l'aventure. On aura compris qu'en « business » et dans la production musicale j'étais d’une innocence et d'une naïveté totales. Comme souvent dans ma vie, ce fut grâce à mon enthousiasme et à l'énergie que je déployais que quelques-uns de ces «coups» réussirent.
Notre succès incita une foule d'imitateurs à s'engouffrer dans ce juteux business. Évidemment, après un feu d'artifice à la fois médiatique et commercial, la production de ces « cartes à musique » fit long feu. Mais des millions de cartes furent vendues bousillant des milliers de pic-ups pour le plus grand bonheur des fabriquants de tourne-disques comme la firme Teppaz qui vendirent leurs appareils comme des petits pains.

Angela et Zoulie
Ma cousine avait pour meilleures amies un couple de lesbiennes hautes en couleur. Angela, une fille maigre, sèche, cheveux courts et pantalons serrés tenait une minuscule Librairie-papeterie-journaux à l'angle du boulevard Raspail et de la rue de Grenelle, rendez-vous du Tout-Paris branché.
Zoulie, un modèle pour Rubens, était une petite poupée boulotte, ronde, bien en chair, très féminine, parée de bijoux, de fanfreluches, vêtue de costumes de théâtre. Elle semblait sortir d'une gravure de mode 1880.
Elles habitaient un curieux appartement bas de plafond plein de livres, de bibelots, de tableaux. (En ce temps de pénurie de logements, des architectes astucieux partageaient en deux les vastes appartements bourgeois de jadis, mais dans le sens de la hauteur, comme une baguette pour un sandwich!)
Thérèse avait informé Angela de mes ambitions littéraires. Aussi, la libraire me prit-elle très vite sous sa coupe, et, avec son sens pratique et son entregent coutumier, elle m'invita à venir de temps à autre dans sa boutique, en observateur.
- Tu verras défiler chez moi quelques personnalités incontournables, hommes politiques, écrivains, diplomates, acteurs, gens du monde, éditeurs.
En effet, beaucoup de personnes célèbres fréquentaient sa minuscule boutique, échangeant quelques propos, bons mots, confidences ou plaisanteries avec Angela.
Matignon, les ministères proches, l'ambassade d'URSS et quelques autres organismes officiels envoyaient chercher leurs journaux chez Angela et il n'était pas rare de voir devant sa porte quelque limousine à cocarde ou une luxueuse voiture de maître stationner quelques instants sur le passage clouté pendant que le chauffeur ou son maître venaient faire le plein.
C'est là que je fis la connaissance de Sonia Vinogradoff, la fille de l'ambassadeur des Soviets que je reverrai plus tard. Là aussi que je pus admirer et échanger quelques mots avec des écrivains aussi célèbres que Prévert ou Julien Green.

Après Angela et Zoulie, je découvrirai au fil des ans, bon nombre d'amis dans ce quartier: Armand de la Rochefoucault, Jacques de Ricaumont, Barbara Kennedy, Jacqueline Frédéric-Frié, Philippe Marette, Etienne Mercier et bien d'autres.


La Bibliothèque Nationale
Je l'ai déjà dit, dans chaque ville nouvelle que je visitais, je me rendais d'abord à la Bibliothèque. Il en fut évidemment de même à Paris. Dès que je franchis l'imposante porte cochère de la Bibliothèque, je fus conquis. Impressionné d'abord par la beauté austère des bâtiments. Ensuite par l'accueil. J'avais l'impression de me trouver à la réception d'un de ces grands hôtels solennels et vieillots fréquentés par des Anglais, et la bonne bourgeoisie internationale. La cérémonie de l'inscription, l'examen des papiers, puis la délivrance, sans examen, de la petite carte d'accès rose...
Et la salle de lecture. Quelle merveille. Je n'avais jamais vu rien d'aussi grandiose. Ces grandes et belles tables de bois lustrées, revêtues de cuir, avec, à la tête de chaque emplacement une petite lampe à abat-jour d'opaline verte.
Elle avait vraiment de la gueule cette salle feutrée, lorsque, par un matin d'hiver, toutes les lampes étaient allumées. Et, cheminant sans bruit dans les travées, Messieurs les répartiteurs, graves et lents dans leurs blouses grises, venaient nous apporter en silence les ouvrages demandés.
Et dans cette salle qu'entouraient des cabinets particuliers où quelques privilégiés pouvaient, en montrant patte blanche, consulter des livres précieux ou rares, tout le monde était admis.
C'est ainsi que des clochards lettrés venaient passer leurs journées d'hiver dans ces lieux bien chauffés, sans que personne n’y trouvât à redire. Certains se lavaient peu, sentaient mauvais, puaient de la bouche et des pieds, mais ils étaient accueillis avec bienveillance et pouvaient s'adonner à leur vice préféré la lecture.
Le monde d'hier était accueillant aux pauvres. En face de la BN, au coin de la rue de Richelieu et du charmant square Louvois, il y avait un café-restaurant tenu par les frères Dupont. C'est là que que je fis la connaissance de deux personnages sortant de l'ordinaire dont je reparlerai peut-être : Jacques Bergier et Aguigui. Lorsque j'étais en fonds, j'allais avaler un sandwich et un verre de rouge sur le zinc, fauché je me contentais d'une délicieuse "ficelle" de boulanger.

Collectionneur d'âmes
Depuis la vente de ma collection de timbres augmentée de celle volée à mon père, M. Benz, je ne possédais plus en propre qu’une vieille valise en carton bouilli, deux chemises, trois slips, quatre mouchoirs, un pantalon, une belle veste grise à chevrons, en Harris tweed, deux blousons de cuir empruntés chez Hofstetter, deux paires de chaussures, dont une dérobée à la même enseigne, et..., et... à peu près rien d'autre...
N'étant ni parieur, ni joueur, ni collectionneur au sens matérialiste, je pariais avec moi-même sur l'avenir, jouais ma vie à quitte ou double, collectionnais les personnages originaux, les filles hors du commun et les instants lumineux.
Un seul livre, « Les Fleurs du Mal », m'accompagna durant des années. Cet exemplaire avait une histoire. Il me semble l'avoir racontée plus haut. Lorsque j'habitais la Pension Violette à Nyon et fréquentais le Collège, j'avais une camarade d'études dont j'étais amoureux: Marie- Anne. Fille d'un riche industriel, elle habitait une superbe villa au bord du lac. Je lui offris un exemplaire de ce livre édité par la Guilde du Livre qui me fut retourné par ses parents scandalisés. Ils m’interdirent d'ailleurs leur maison et la fréquentation de leur fille...
Ce livre fétiche fut le compagnon fidèle de mes vagabondages.
Plus tard, à Genève, après une lecture de Cendrars, je collectionnai un temps les chambres insolites, les greniers, les mansardes, les caves ou les réduits à louer pour une bouchée de pain où j'invitai mes conquêtes du moment qui appréciaient peu l’inconfort de ces espaces originaux meublés de bric et de broc, que je considérais comme des palais.
Oui, j'étais complètement fou et je crois bien que je le suis resté.
Je collectionnais aussi les personnages... Les bourgeois, les civilisés, les bons citoyens, les petits propriétaires, les faiseurs de carrière m'ennuyaient.
J'aimais les cinglés, les clodos, les nobles décavés, les aventuriers, les originaux, les marginaux, les extrémistes, mais pas en tant que modèles pour les copier, car je restais moi-même dans les clous, dans la ligne, suivant la règle, tout en appréciant la compagnie de ces personnages hors du commun.
J'avais commencé ma collection à Genève, avec Pierre Zamboni qui partagea durant quelques mois ma thébaïde de la Maison Tavel donnant sur la cour du Puits St Pierre.

Gilles Truchard
A Paris, ce fut Gilles Truchard qui s'était pompeusement baptisé Gilles Gontran de la Truche, marquis de Truchard et avait maquillé ses papiers en conséquence. C'est lui qui m'initia à une méthode simple pour se procurer des papiers d'identité usurpant le nom d'un autre...
Il suffisait alors d'adresser une demande de certificat de naissance à la mairie du lieu de naissance de la personne dont vous souhaitiez emprunter l'identité, de vous le faire adresser chez vous, puis d’établir (de préférence sur une machine à écrire) un certificat de domicile à son nom en priant votre concierge de le signer (souvent par une croix). La demande accompagnée de deux photos, déposée à la Préfecture de Police, vous valait un passeport tout neuf. Ça marchait à tous les coups!
Je me suis fait établir ainsi un passeport, avec ma photo, au nom de quelques bons camarades complices de la supercherie. Nous n'avons jamais été inquiétés pour ces petites libertés prises avec l’état civil.
Gilles Truchard habitait un minuscule logement situé dans les combles d'un magnifique hôtel particulier du 7e arrondissement. On accédait à son grenier en empruntant jusqu'au second étage un escalier d'apparat, aux marches de granit, orné de sculptures en marbre blanc et de torchères de bronze. Du second étage au quatrième, l'escalier à peine plus modeste était fait de bois précieux aux marches recouvertes de tapis d'orient. Aux parois des tableaux de haute époque dans de beaux cadres de bois doré. Un dernier escalier, plus modeste mais romantique à souhait, conduisait à ce que l’on appelait alors les chambres de bonne.
Grâce à un goût très sûr, à un art inné de la décoration, de la miniaturisation, de la parfaite maîtrise du système D et du trompe l’oeil, Gilles avait réussi à transformer un volume de 65 m3 de 18 mètres carrés de surface en chambre royale. Car tout le confort moderne nécessaire à sa vie de docte satrape épicurien était là: baignoire-douche victorienne, "garde-robe" romantique gainée de bois précieux, bidet repliable à jet rotatif, kitchenette de poupée tout équipée. Lit à baldaquin... Fauteuils anglais... Bien des éléments étaient escamotables ou en trompe-l'oeil comme dans un décor de théâtre.
Pas de place perdue, et pourtant, on ne se sentait pas à l'étroit, on se sentait bien dans cette lilliputienne demeure.
Tableaux modernes et anciens, mini-meubles de diverses époques toujours magnifiques, livres rares et collection de la Pléïade, bibelots précieux, lampes discrète, éclairages subtils, tapis de haute lisse, tentures de soie, chaîne de haute fidélité aux baffles dissimulés je ne sais où, tout cela cohabitait en harmonie avec le maître des lieux, un élégant jeune homme à la conversation choisie, à la culture prodigieuse.
Il vivait de l'air du temps, d'eau fraîche, de fruits et de caviar.
Raffiné jusque dans ses choix amoureux, Gilles naviguait à voile et à vapeur, sans une once de vulgarité, couchant avec des filles superbes, de préférence nobles et de beaux garçons cultivés et élégants.
Personnage proustien, on ne pouvait lui donner d'âge (de 25 à 35 ans sans doute), Gilles recevait à merveille une personne à la fois, rarement deux, tenant le visiteur sous le charme de son érudition.

Aguigui & Cie

L'un des frères Dupont, André, était un personnage sortant de l'ordinaire. Maigre, barbu et chevelu, cultivé, original, anarchiste, écolo et beau parleur, il parcourait Paris hissé sur une antique bicyclette de cirque aux roues décentrées qui lui donnaient une allure comique.
Anarchiste convaincu, il haranguait les badauds dans les jardins publics, du haut de monuments où il se hissait avec une agilité d'acrobate.
Je le rencontrai pour la première fois au cours d'une nuit d’hiver qu'il gelait à pierre fendre. Je revenais à pied de la rue des Canettes à mon pigeonnier du boulevard de Courcelles. J'avais pas mal bu. Mais les quelques kilomètres de marche à pied me dégrisèrent peu à peu et j'eus le plaisir rare de voir Paris sous une épaisse couche de neige.
Pas de piétons. Peu de circulation. Le verglas sous l'épais tapis de flocons.
Parvenu après deux heures de marche à la hauteur du Parc Monceau, j'entendis soudain le son assoupi d'une corne de brume et je me retournai. Un animal bizarre mi-homme mi-bison, juché sur une étrange machine le corps recouvert d'une vaste pèlerine, avançait péniblement sur les traces de pneus que les rares voitures avaient creusées dans la neige. Les moustaches ornées de stalactites, une sorte de fine voilette blanche formée des gouttelettes d'haleine et de respiration congelée ornant son visage, ce monstre sous lequel je finis par reconnaître un vélocipédiste s'arrêta à ma hauteur et souffla dans une sorte de clairon.
Nous nous serrâmes la paluche. L'inconnu sortit une fiasque d’eau de vie de dessous sa pèlerine, la déboucha, et me proposa un coup à boire. Je n'aimais toujours pas boire à la bouteille, et d'autant moins à celle d'un autre.
Tant pis pour toi, Camarade, tu crèveras sobre comme un chameau et moi rond comme une queue de pelle ! C'est ainsi que je revis André Dupont que je ne reconnus pas tout de suite sous son déguisement d'Aguigui. Il me demanda où je créchais. Je le lui dis, c'était à deux pas.
- Tu me loges ?
- Je vis au 7e, je n'ai qu'un lit, les chiottes et l'eau courante sur le palier.
- Ça ne fait rien, je pisserai dans le lavabo, caquerai dans le couloir ou le placard à balais et je dormirai sous ton matelas.
Et nous voilà grimpant les sept étages du 12 bd de Courcelles, par l'escalier de service, Aguigui portant son vélocipède sur l'épaule malgré mes protestations.
- Mon vélo c'est toute ma fortune, je ne le quitte jamais, je couche avec, je dors avec, tu t'y feras...



Nous avons parlé une partie de la nuit, nous racontant nos vies,nos passions et nos amours. Nous avions quelques atomes crochus. Il était né en 1911 en Haute-Savoie, moi 20 ans plus tard, genevois d'adoption. Orphelin très jeune, il travaille à l'âge de 9 ans comme garçon de ferme, s'engage prématurément dans la marine de commerce dont il se fait lourder après s'être sévèrement fait botter le cul pour avoir refusé le sien aux outrages d'un officier.
Pour survivre, il exerce sans enthousiasme quelques métiers subalternes tels que plongeur, garçon de café, coursier, croupier, gardien de nuit. Son passage dans l'armée durant la drôle de guerre en fera un antimilitariste convaincu. Communiste à la Libération, il se rendra bientôt compte que la discipline des camarades bolchos n’est pas son truc, que la pensée unique le fait vomir. Il virera sa cuti et comme il a du bagout, il se fera « philosophe aux pieds nus » prédicateur anarchiste itinérant.
Juché sur son vélocipède de cirque aux jantes décentrées comme un flibustier sur son bateau corsaire, armé d'un téléphone rouge et d'une corne de brume, Aguigui harangue les badauds qu'il apostrophe d'un « prenez-en de la graine » tonitruant, en leur jetant des poignées d'orge ou de blé au milieu d'une nuée de pigeons attirés par l'aubaine.
Écolo avant la lettre, il « conspue et vitupère tout ce qui pue, tue, mue, institue, pollue, dilue, prostitue, évertue, rétribue, commue, diminue, insinue. Il se proclame « roi du nu, du dodu, du rebut, du cul, du velu et du couillu. »

Il se mariera en 1939, juste avant la drôle de guerre durant laquelle l'armée le rattrapa, passage obligé qui en fera un antimilitariste convaincu. La vie de famille n'étant guère son truc, la Libération le sépara de son épouse qui aimait un peu trop les blonds officiers allemands. Devenu communiste pour un temps, il déchantera vite, se rendant compte que la discipline des camarades bolchos contrevenait à son éthique personnelle, que la pensée unique le faisait vomir.

Ayant rencontré Solange, une fille superbe, elle l'aida de ses
économies à monter un petit bistrot à Antibes. Ils vivront quelques mois d'amour fou, de bons petits plats et de bons vins, avant que la passion retombée, la démangeaison de la bougeotte ne reprenne André.

Après une velléité avortée de pèlerinage en Inde, il monte à Paris avec son frère où ils tiendront un café-bar à l'angle de la rue de Richelieu et du square Louvois, face à l'entrée principale de la Bibliothèque Nationale.

Le "rade" est accueillant et sympathique. Ils y recevront une clientèle fort mélangée, allant du clochard lettré au prix Nobel de littérature, en cette époque bénie où la Bibliothèque Nationale dirigée par Julien Cain était ouverte à tous, sans exclusive.

Au début, les frères Dupont tenaient table ouverte, avec de robustes plats du jour savoyards, précédés de roboratives cochonnailles et suivis de délicieux fromages. Le soir, la fondue au beaufort et la raclette, attiraient les noctambules.

Un grand moment fut le jour qu'arriva des Amériques une missive improbable émanant d'Albert Einstein en réponse au courrier que lui avait adressé André Dupont sur la suggestion de Bergier. La lettre fut triomphalement affichée derrière le comptoir entre les bouteilles apéritives et la photo dédicacée de l'illustre savant tirant la langue, prise par Arthur Sasse.


Cette épopée bistrotière ne dura qu'un temps car les frères Dupont n'étaient pas gens d'argent. Si leurs produits étaient bons, leurs vins francs, les plats généreux, l'ambiance agréable, les "ardoises" de leurs clients devenaient insupportables. André ne savait ni refuser un coup à boire ni réclamer son dû.
J'y rencontrai, entre autres habitués, Jacques Bergier, Louis Pauwels, Jacques Yonnet, Claude Lévi-Strauss, Jean Raspail et combien d'autres lecteurs passionnés.
À force de servir les soiffards à crédit, les deux frères « bouffèrent" lentement mais irrémédiablement leur fonds.
Criblés de dettes, le café nanti par les marchands de bière, les frères Dupont virent leur seul bien confisqué.
André Dupont virera sa cuti. Adoptant le surnom de Mouna, il se fera comme Diogène « philosophe aux pieds nus », s'illustrera sous l'identité d'Aguigui comme prédicateur nihiliste itinérant.
Il gagne la Côte d'Azur en auto-stop, puis, à pied, longe la Méditerranée le plus près possible de la mer, rouspète contre les propriétés qui empiètent sur le domaine maritime. Imitant Diogène le cynique, il mendie son pain; il s'improvise « stylite » restant deux jours perché sur un platane. Libertaire, il profère des slogans pacifistes, anarchistes écologiques, garnit sa barbe de fleurs des champs, crayonne l'asphalte proclamant « Je craie ! »
De retour à Paris, il fréquente un temps Ferdinand Lop, autre figure insolite du trottoir parisien, mais il s'en éloignera, le trouvant « trop sérieux, petit bourgeois sentencieux et intello-dépendant ».
C'est au cirque Bouglione où le photographe Michel Esnault lui dénicha un petit boulot de garçon de piste qu'André Dupont découvrit sa vocation d'amuseur public.
Un soir, grimé et affublé d'un costume de clown grotesque à souhait, il fit rugir la salle de rire en improvisant un tour de manège impromptu, juché sur un antique vélocipède, brandissant un filet à papillons pour ramasser les crottes au cul des chevaux !



Ce sera désormais à bord d'un tel engin aux roues dépareillées trouvé aux puces, qu'armé d'un téléphone rouge et d'une corne de brume, Mouna parcourt Paris fier comme un flibustier à bord de son bateau corsaire. Anarchiste et pacifiste convaincu, il harangue les badauds sur les places publiques et les jardins publics, du haut de monuments où il se hissait avec une agilité d'acrobate.
Au fil des mois et des années, Aguigui corrige son image, affine ses idées, peaufine son répertoire. Il apostrophe les promeneurs de discours véhéments, les admoneste d'un « prenez-en de la graine » tonitruant en leur jetant des poignées d'orge ou de blé au milieu d’une nuée de pigeons attirés par l'aubaine.
Écolo avant la lettre, militant anti-atomique convaincu bien avant Tchernobyl, il proclame :
« Mieux vaut être actif aujourd'hui que radioactif demain! ». 
Il conspue les gavés et la malbouffe, vitupère tout ce qui :
« pue, tue, mue, institue, pollue, dilue, prostitue, évertue, rétribue, commue, diminue, insinue. » 
Il se proclame « Mouna Ier roi du nu, du dodu, du rebut, du cul, du velu, du cocu et du couillu. » Il affiche partout ses convictions, notamment devant le Palais Brongniart : 
« Les valeurs morales ne sont plus cotées en bourse »
 ou sur le parvis de Notre-Dame où son affiche proclame : 
« Aux grandes orgues de la divine Barbarie je préfère la discrète mélodie de l'orgue de barbarie ! »
Parmi ses slogans qui font mouche : 
« Pour rester gai et en bonne santé essayez de chier avant le petit déjeuner, rotez et prenez votre pied après le déjeuner, riez à toute heure et pétez haut et fort quand vous le souhaitez… »
Un soir d'élections, le voilà embarqué par les forces de l’ordre entre l'Élysée et la place Beauvau en train de distribuer aux passants des bananes blettes et molles, proclamant :
« Le régime est pourri, ça se voit à ses fruits ! »
Le lendemain matin, je dormais encore lorsque Mouna s'en était allé, discrètement avec son vélo, le matelas rangé, la couverture repliée, sans laisser de traces de son passage derrière lui.
Je le revis de temps à autre, au Quartier latin ou sur la Côte, aux Festivals d'Avignon ou d'Aix-en-Provence où il semait la bonne parole aux quatre vents.



Il fut l'un des premiers manifestants à crier ses slogans dans un porte-voix disant : 
« C'est en parlant haut que l'on devient haut-parleur » 
et aussi à bondir dansant sur la chaussée en martelant ses convictions : 
« C'est en sautant qu'on devient dynamite, en secouant sa dynamo qu'on devient dynamique ! »
Mouna connaîtra son heure de gloire en mai 1968 lorsque ses discours iconoclastes amusaient les foules, que ses slogans les plus percutants fleurissaient abondamment sur les murs de la capitale : 
« Aimez-vous les uns sur les autres », 
« Ne prenez plus le métro, prenez le pouvoir! » 
« A bas le caca/A bas le pipi/A bas les tatas/A bas le capitalisme », 
« Passe-moi le sel, je te passerai la rhubarbe », 
« Le progrès c'est la grossesse à six mois, le sevrage à un an, le pucelage à trois ans », 
« Métro, Boulot, Dodo », 
« Avec ton vélo, écrase les autos et pédale dans la choucroute ! », 
« Battons le pouvoir tant qu'il est chaud ! ».
Mais à la Sorbonne envahie par des étudiants qui commençaient à se prendre au sérieux, à rêver de Grand Soir, l'humour corrosif et bon enfant de Mouna irritait les caciques de la Révolution.
Je me souviens qu'un jour où des Bolchos se mirent à exiger des visiteurs la présentation de leurs papiers d'identité, je faillis être refoulé et assistai à l'amusante altercation opposant Mouna, l'inoffensif et doux rêveur anarchiste à un Cohn-Bendit mal embouché et rouge comme un gratte-cul…
A l'élection présidentielle de 1974, Aguigui se proclamera officiellement "Non candidat", mais il prit goût aux joutes électorales et se présentera aux scrutins suivants au cours de campagnes animées et joyeuses, affirmant :
« Lorsque les temps sont durs, il faut voter Mou… »
En 1978, à la mort de Jean-Paul Ier, il afficha à la porte des églises le slogan : « Si Jésus est mort sur la Croix un pape meurt dans son lit ! »
Pour séduire les collectionneurs de vieux papiers, il créa avec la complicité de dessinateurs célèbres son journal Mouna Frères, organe anti-capitaliste et anti-tout, tiré à un seul exemplaire, « périodique le moins lu de la presse sporadique ».



Il posera une dernière fois sa candidature aux élections en 1993, à l'âge de 81 ans, obtenant plus de 700 voix contre Jean Tiberi.
Son antique vélocipède qui lui donnait une allure comique lui ayant été volé en Mai 68 devant la Sorbonne, Mouna devenu un maigre et alerte vieillard à barbe grise et cheveux blancs, parcourait désormais Paris hissé sur une bicyclette repeinte, puis sur un triporteur, le torse bardé de décorations achetées aux puces comme un vulgaire général soviétique. Il semait toujours aux quatre vents son message original et farfelu, écolo et provocateur, mais il ne faisait bientôt plus rire personne… comme aujourd'hui les gags de Jacques Tati dans son inoubliable film « Mon Oncle » tombent complètement à plat !
A présent les étudiants de Mai 68 siégent dans les Conseils d'administration, les fonctionnaires lanceurs de pavés sont repus et manifestent pour exiger toujours davantage, la France syndicale devenue négrière défend son bout de gras en exploitant sans vergogne les immigrés et les lycéens abrutis de musique débile, gavés de saloperies industrielles font de la mauvaise graisse vautrés devant leurs consoles.
À un journaliste blanchi sous le harnais qui lui demandait :
« Que serait devenu André Dupont s'il n'était Mouna Aguigui ? » 
il répondait du tac au tac : 
« Comme vous, un sacré vieux con ! »
Un jour d'inauguration, à genoux devant l'entrée du Salon du Livre, il traçait sur le bitume à l'aide d'une craie blanche prolongée d’une plume de paon, les mots: « Moi aussi, je craie ! »
On dit que témoin de ce gag, Jack Lang souhaita lui décerner l'Ordre des Arts et Lettres. Mais cette plaisante initiative échoua devant le veto présidentiel, obligeant le ministre à conférer cette dignité de chevalier à un autre André Dupont : l'orientaliste André Dupont-Sommer. Anecdote sans doute trop belle pour être vraie !
A sa mort, d'innombrables articles et quelques livres furent consacrés à Mouna Aguigui par des plumes imaginatives et des écrivaillons à gages, confortant sa légende ce qui doit bien le faire rire.
Ce que je peux dire sans me tromper et sans trahir sa mémoire, c'est qu'André Dupont fut un parfait honnête homme, simple et bon, et qu'il sut le rester jusqu'à la fin, sans jamais prendre la grosse tête ou nourrir d'autre ambition que de faire rire les autres fût-ce à ses dépends !
Dans les encyclopédies du futur, il figurera en bonne place entre Lucius Quinctius Cincinnatus et Diogène-le-Cynique, lorsque tous les glorieux nains de ce temps auront disparu dans la fosse commune de l'Histoire.
La dernière image que je garde d'André est celle d’une manifestation non autorisée sous mes fenêtres, devant la Brasserie Lorraine de la place des Ternes, où il scandait à la tête du cortège : « Nous sommes heureux, nous sommes de plus en plus heureux, le bonheur nous rendra fous ! ».

Sous mes yeux, des flics débonnaires l'emmenèrent sans violence vers le panier à salade, tandis que deux autres agents transportaient sagement son vélo, comme un colis précieux, sous l'objectif malicieux des photographes et des badauds goguenards.




Pour s'amuser il créa son journal Mouna Frères, se présenta une dernière fois aux élections en 1993 âgé de 80 ans, et obtint plus de 700 voix contre Jean Tiberi.

Ferdinand Lop
Certes, en ces temps de liberté retrouvée, Paris ne manquait pas de figures originales. Le Boul'Mich avait Ferdinand Lop, mascotte des étudiants, candidat perpétuel à toutes les élections du 5e arrondissement, dont le programme est resté légendaire. Pour éviter la pollution il préconisait de reconstruire Paris à la campagne afin que ses habitant profitent eux aussi d'un air pur.
Il promettait, s'il était élu, de prolonger le boulevard Saint-Michel jusqu'à la mer, à ses deux extrémités afin que les étudiants se sentent toujours en vacances. Pour enrayer durablement la pauvreté, il suggérait le vote d'une loi ordonnant l'extinction du paupérisme de dix heures du soir à 8 heures du matin et l'instauration de 180 jours fériés supplémentaires durant lesquels seuls les riches auraient le droit de travailler.
Parmi les mesures sociales de son programme, Ferdinand Lop souhaitait que l'on nationalisât les maisons closes afin que les filles de joie puissent bénéficier des avantages réservés à la fonction publique et que l'on octroyât une confortable pension à la femme du soldat inconnu.
Il souhaitait également que l'on créât au Jardin du Luxembourg un "Jardin des hommes" calqué sur le modèle du Jardin des Plantes et du Zoo de Vincennes, où tous les spécimens de l'humanité seraient exposés vivants à la curiosité des foules, depuis l'homme du Néanderthal jusqu'à la femme à barbe, en passant par les nains, les chauves, les culs-de-jatte et les pygomèles.
Vers 1960 il lança un concours destiné à recruter des volontaires pour son "Parc humanitaire". Une cinquantaine de candidats et de candidates de tout âge et de toutes races se présentèrent au Jardin du Luxembourg et se dénudèrent sous l'oeil ébahi des passants avant que la police ne s'en mêle. Son slogan électoral : «Votez tous et toutes pour le front lopulaire !».

Népomucène Mercier
Parmi les curiosités parisiennes, Népomucène Mercier, alias sergent Brancart, nostalgique du Premier Empire, personnage sorti tout droit d'un roman de Balzac, arpentait les rues de Paris, sabre au côté, vêtu d'un uniforme râpé de demi-solde. Il passait ses journées à parcourir la ville, les yeux flamboyants, lançant à la hussarde des phrases qu'il attribuait à l'Empereur. Le dimanche, il parcourait la ville en uniforme de "grognard", sabre au clair, saluant au passage les statues des grands hommes de l'Empire, les immeubles les ayant abrités, les institutions où ils se sont illustrés.
Devant l'Arc-de-Triomphe, lors de son pèlerinage hebdomadaire, Mercier récitait à voix haute le nom des batailles auxquelles participa son idole, et en rappelait ses bons mots. Lors des anniversaires historiques, Népomucène Mercier revêtait l'uniforme de l'Empereur à qui, par mimétisme, il ressemblait étrangement, et se glissait au premier rang des invités.
Jacques Yonnet affirmait que ce personnage haut en couleur était un fonctionnaire du ministère des armées et occupait un appartement de fonction dans les communs des Invalides où il vivait bourgeoisement avec femmes et enfants. Lorsqu'il sortait en ville il se changeait dans les toilettes d'un café proche de son domicile, confiant sa valise au loufiat lorsqu'il partait parader en ville en costume d'époque!

La mère Adèle
La mère Adèle aussi était un personnage hors du commun. Haute et énorme barrique de chair, mammelue et fessue, le visage couperosé rond comme une citrouille, couronné de cheveux filasse, Adèle déambulait des journées entières de préférence dans les rues les plus passantes, notamment aux abords du Printemps ou des Galeries Lafayette, poussant la chansonnette. Elle avait une voix forte et juste qui portait loin. Son répertoire se composait de goualantes 1900, de chansons de Bruant et de Fréhel. Les badauds attroupés autour d’elle ne l'arrêtaient pas dans sa promenade. Lorsqu'un auditeur voulait lui glisser une pièce ou un billet dans la main, elle refusait d'un geste, sans cesser son récital.
Lorsqu'elle attaquait son répertoire révolutionnaire, qu’elle entonnait "La jeune garde" ou "Avanti popolo" et que des voix s'élevaient pour la huer, elle s'accroupissait, abaissait sa culotte sur ses mollets massifs et pissait sans cesser de chanter !
Le mère Adèle restait éclectique dans son tour de chant mais jamais elle ne chantait à la demande. Il lui arrivait aussi bien de chanter l'Internationale pour un fan qui lui demandait un chant nazi que de chanter Lily Marlène pour un anarchiste.
Mais parmi ses chansons péférées il y avait "Le temps des cerises", "Girofly-Girofla" et "Les feuilles mortes".

Le Nabab
Dans les années cinquante, le Parc Monceau était la promenade favorite des nounous et des boniches des environs. Là, un autre personnage pittoresque faisait parler de lui. On l'appelait le Nabab.
L'après-midi beaucoup d'enfants en bas âge couraient dans les allées, surveillés de loin par deux gardiens de square intraitables et scrupuleux qui, sifflets à la bouche, rappelaient à l'ordre les indisciplinés qui foulaient les pelouses interdites. Quant aux gamins turbulents, ces gardiens respectés n'hésitaient pas à les talocher d'importance, sans que nul n'y trouvât à redire.
Vêtu comme un prince, le Nabab, chapeauté, cravaté et ganté de beurre frais, arpentait les allées du parc et distribuait discrètement aux enfants des tickets de manège, des pièces de monnaie voire des billets de banque.
On n'a jamais su si cette munificence était intéressée, si le Nabab était un pédophile refoulé, ou si sa distribution était un acte de générosité gratuite. Nul, à ma connaissance, ne l'a jamais vu esquisser un geste suspect ou trop familier, ni commettre un quelconque acte répréhensible. La seule chose qui intriguait: le Nabab ne s’intéressait qu'aux petits garçons, jamais aux filles!

***

Les bistrots : rue des Canettes et Caveau des Abbesses
Comment ai-je connu la rue des Canettes ? Je devins vite un habitué d'un bistrot enfumé où la chopine de vin rouge coûtait dix sous et le plat du jour un franc cinquante. Là des garçons et des filles de toutes races et de toute origine sociale s'entassaient joyeusement pour flirter, refaire le monde et chanter. Des vétérans venaient également là, en vieux complices et poussaient la gouaillante avec de plus jeunes.
Dignimont, Jacques Yonnet, Léon Campion côtoyaient Jacques Favrel, Ange Bastiani ou Pierre Chaumeil.
Dans la cour se trouvait un très vieux puits que l'on appelait le "Puits du Mystère" ou "Puits de la Reine" qui offrait une eau délicieuse que l'on venait déguster de très loin à la ronde. On prétendait que cette eau guérissait les maladies de peau et la stérilité, ranimait l’amour entre les conjoints fatigués l'un de l'autre. On disait cette eau chargée de mille autres vertus, si bien que le clergé de St Sulpice en prit ombrage et fit combler le puits. Aujourd'hui, le 20 de la rue des Canettes abrite la brasserie du Maître brasseur O'Neil qui élabore d'excellentes bières artisanales.

***

Le Caveau des Abbesses
Quelques expéditions à Montmartre chez Bouboule, au caveau des Abbesses, rue Germain Pilon, nous amenaient à découvrir une toute autre culture : celle du vin, de la vie de bohème, celle des adeptes de la gouaille populaire et de la chanson grivoise, de la peinture réaliste alors passée de mode, des portraitistes et des chanteurs de rues. À Montparnasse, les snobs buvaient du whisky et de la vodka en écoutant pérorer les Montparnos cultivant l'art pour l’art qui ne juraient que par l'art abstrait.
A St-Germain des Prés, c'était encore une autre population d'artistes et d'intellectuels. Des fils à papa marxisants dont Jean-Paul Sartre était devenu le maître à penser. Il y picolait des nuits entières en compagnie de son égérie Simone de Beauvoir, au milieu d'une cour de jeunes gens, posant son oeil concupiscent et bigleux sur les jolies filles sottes qui buvaient ses paroles. Jean-Paul Sartre faisait aussi quelques infidélités au Flore et aux Deux-Magots en allant coloniser le Rosebud qui devint pour un temps son quartier général.

Justin Branque, chanteur de rues
Les chanteurs, allaient pousser la gouaillante, de maison en maison, chantant de préférence dans les cours où, en ces temps heureux, l'on accédait facilement - nous n'habitions pas encore dans des coffre-forts et les femmes au foyer étaient nombreuses. Elles chantaient elles aussi en faisant leur ménage et les radios ne diffusaient pas toute la journée de stupides airs anglo-saxons, mais laissaient s'éclater la chanson française, entrecoupée de morceaux d'accordéon sur la musique desquels chacun pouvait fredonner ...
Les chanteurs des rues lançaient les chansons nouvelles, distribuant d'ailleurs pour cinq sous la partition accompagnée de ses paroles. Pour les récompenser, les "ménagères" envoyaient leur moutard porter leur obole ou bien jetaient la pièce de monnaie par la fenêtre, soigneusement enrobée de papier journal.
C'est à Montmartre que je fis la connaissance de Justin. C’était une tronche, que dis-je une tronche, c'était une trogne, une hure, un épouvantail à moineaux. Rescapé des tranchées de la guerre de 14, le corps truffé de plomb et de mitraille d'acier, il vivait sur une seule jambe et d'un seul bras valide, l'autre ayant été charitablement appareillé d’un crochet.
Malgré son handicap, il avait appris à jouer de l'accordéon, de la flûte, chantait merveilleusement et rêvait de s'accompagner au violon!
Justin vivait au sixième sans ascenseur un taudis sans eau courante, avec WC à la turque sur le palier, comme la plupart des Parisiens de l'époque.
Lorsqu'il passait de rue en rue, entonnant La Valse brune, l'Hirondelle du Faubourg ou Nini Peau de Chien de sa belle voix de ténor, toutes les fenêtres donnant sur les cours s'ouvraient et des visages heureux se penchaient pour mieux l'entendre.
Quand Justin avait terminé son récital, les pièces enrobées de papier journal pleuvaient sur lui et les ayant ramassées, il remerciait les "ménagères" d'une dernière chanson d'amour et leur envoyait des baisers de sa main valide. Un jour qu'il avait le cafard, j’accompagnai Justin dans sa piaule, lesté de munitions de bouche et de quelques flacons de picrate. Et là, il me raconta sa vie...
Une vie de paradis et d'enfer comme le sont toutes les vies excessives.
Enfant du malheur, il était né vers la fin du XIXe siècle, d'une mère blanchisseuse et d'un père rapin sans talent et alcoolique. Battu dès son plus jeune âge, traînant dans les rues avec d'autres galopins chapardeurs, il vivait comme une mauvaise herbe, libre mais inculte.
Parfois, ramené de force sur les bancs de l'école, le gamin réfractaire à toute discipline et à toute instruction refusait d’apprendre, répondait par des coups de pied aux taloches ou aux coups de règle de l'instituteur, cassait les vitres de sa classe, pissait dans les couloirs.
Lassés par ses manières de voyou ou comme on dirait aujourd’hui ses «incivilités», ses maîtres obtinrent son expulsion définitive. Il grandit en sauvageon, de combines et de rapines, jusqu'au jour où il rencontra Wanda-la-gagneuse, tapineuse au grand coeur qui le déniaisa et le prit sous sa protection. Wanda était une fille superbe qui ne s'était jamais soumise à un proxénète. La légende de la butte prétendait qu'elle avait buté sans état d'âme deux souteneurs à la redresse sans jamais être inquiétée par la police.
Justin connut auprès d'elle quelques mois de bonheur, mangea à sa faim, apprit sur le tas les notions utiles pour survivre en milieu hostile. Cette vie de bohème lui plut. Il apprit à pousser la gouaillante, à s'accompagner de l'accordéon et à faire pleurer les midinettes. On dit que dans sa jeunesse Justin avait été pour un temps le pourvoyeur clandestin en gros rouge de Maurice Utrillo que sa mère puis sa femme séquestraient pour l'obliger à peindre...

Jacques Favrel
C'est, je crois, rue des Canettes, que je rencontrai Jacques Favrel. Un type au bagout et au culot extraordinaires. La quarantaine bien entamée, une maigreur de vieux loup, le visage buriné, le cheveu rare, la bouche démeublée, avec une voix rauque mais bien placée, il arborait une trogne de grand fauve et rayonnait d'un charme fou...
Bohême et cultivé, il se disait journaliste et écrivain, mais jamais, durant la période que nous nous sommes fréquentés, je n'ai lu un article ou un livre de lui. Il se disait le fils de Charles Favrel, un journaliste du "Temps" journal d'avant la guerre, mais je n'ai jamais su si c'était vrai ou si c'était faux. Cela n'avait aucune importance, Favre était un camarade au grand coeur.
Sans domicile fixe, il vivait en bohème, tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, passant les nuits d'été sous les ponts de l'île Saint-Louis ou de la Cité, sur un banc à la belle-étoile ou, au cours des froides nuits d'hiver allongé sur le banc de moleskine d'un loufiat hospitalier.
J'ai gardé de lui de quelques adresses provisoires: 6, rue Jean- Bart, 19, rue des Gobelins, 17, rue Montmartre, 37, rue Jacob.
Il connaissait tout de Paris, moi rien encore. J'étais d'une timidité effroyable et d'une ambition littéraire démesurée. Lui, armé d'un culot phénoménal. Auréolé de la blondeur de ma jeunesse, toujours vêtu correctement, - j'ai bien changé depuis - j'étais admis partout lorsque je parvenais à surmonter ma gaucherie. Favrel était mon mentor, j’étais son faire-valoir. C'est sûrement ce qui nous rapprocha.
Toujours est-il que durant quelques mois, nous fûmes inséparables.
Avec le recul, j'ai compris qu'au fond nos différences nous permettaient de soutenir nos faiblesses mutuelles. Lorsqu’on m'interrogeait sur ce que je faisais dans la vie, sur mes études, je répondais invariablement par des fables qu'il authentifiait de sa voix gouailleuse. Auprès des uns je prétendais être licencié ès Lettres de l'université de Genève, auprès d'autres d'avoir fait deux ans de Droit à Berlin. Je me vantais d'articles ou de livres publiés chez des éditeurs suisses, alors que j'écrivais comme un pied. Les seuls articles que j'eusse écrits, nous l'avons vu, avaient été rewrités par Waltraut, une amie allemande et mes souvenirs de mon expédition en URSS publiés à la ronéo par mes soins après avoir reçu un accueil aimable mais réservé à La Baconnière. Jacques Favrel connaissait beaucoup de monde. Il me présentait partout comme un talentueux journaliste et écrivain suisse.
Il collectionnait les personnages comme d'autres collectionnent les timbres poste ou les estampes japonaises. Il me transmit cette marotte.
C'est Jacques qui me fit connaître Ferdinand Lop, Népomucène Mercier et m'emmena également une nuit au parc Monceau où se réunissait, le club des masturbateurs. C'étaient des clochards philosophes, adeptes de vie saine, qui, imitateurs de Diogène le cynique, trompaient leur faim en se polissant le chinois*.

*Selon Diogène Laërce, un jour qu'il se masturbait sur la place publique, Diogène s'écria "Ah S'il suffisait de se frotter le ventre pour ne plus avoir faim!".

A l'heure de la fermeture, ces libertins se laissaient enfermer dans le parc pour la nuit et, entre adeptes, pour se livrer aux voluptés des plaisirs manuels, sans jamais dévier vers d'autres spécialités. La turlute ou l'enculette étaient proscrites. Seule la branlette était autorisée, toutes sortes de branlettes, mais rien que la branlette!
Jacques me fit aussi rencontrer des "personnages" de légende tels le prince Youssoupov qui assassina Raspoutine et demeurait alors à Neuilly. Cécile Sorel, Maryse Choisy, Consuelo de Saint-Exupéry la veuve de l'auteur du Petit Prince dont un pêcheur de Marseille vient de retrouver aujourd'hui même (27/10/1998) une chevalière qu'il portait le jour de son dernier vol.
C'est en sa compagnie aussi que je connus Marie Daniélou, fille d'un ancien ministre de la santé et soeur du Révérend Père mort cardinal, ravi au septième ciel, en épectase dans la bouche d'une jolie fille. Marie avait acquis la voiture blindée de Laval. Cette puissante auto qu'elle conduisait comme un tank, lui permettait lors de certaines nuits de biture de toréer les poubelles (alors métalliques et bruyantes), réveillant tout un quartier. Lorsque des "hirondelles" en tournée la surprenaient dans cette singulière activité et souhaitaient la verbaliser,
Marie Daniélou exhibait généreusement son coupe-file et tout rentrait dans l'ordre républicain. Les agents s'inclinaient, saluaient poliment, remontaient sur leurs vélos et reprenaient leur ronde, pèlerines au vent.

Cécile Sorel – La Belle Otero




 

Un jour Jacques Favrel, me proposa d'interviewer les « grandes coquettes" survivantes de la Belle époque, et le fruit de cette enquête parut dans un hebdo sous le titre "Les croqueuses de diamants". Je vous conterai peut-être un jour quelques savoureuses anecdotes vécues en compagnie de ces créatures étonnantes d'un autre âge.

Les demoiselles Mitford
Jacques Favrel me fit rencontrer deux des six soeurs Mitford: Diana qui, à l'époque, avait de "beaux restes", et Nancy qui manquait de charme mais pas d'humour. La légendaire tribu Mitford mériterait à elle seule un gros livre bourré de légendes et d'anecdotes. Je pense qu'il existe quelque part.
Résumons au mieux leur singulière histoire. Les 6 demoiselles Mitford, Nancy, Diana, Unity, Pamela, Jessica, Deborah et leur frère Tom étaient les enfants de Lord Redesdale et de Mrs Sidney Gibson- Bowles dont le père fut l'ami intime de Charles Dogson, auteur d’Alice au pays des merveilles sous le pseudonyme de Lewis Caroll.
Leur cousin n'était autre que Winston Churchill. Lord Redesdale, pair du royaume, fut un grand original. L'hiver, lorsqu'il gelait à pierre fendre, il aimait se baigner nu dans la rivière qui traversait son parc et en revenir dans le même appareil, courant pieds nus dans la neige, avant de se taper un triple whisky sec devant la cheminée de son bureau. Pour endurcir ses enfants et forger leur caractère, il lui arrivait de les chasser à courre dans l'un de ses domaines, avec la même meute de chiens qu'il utilisait pour forcer le cerf ou le renard.
Nancy raconte qu'il laissait suffisamment d'avance à sa progéniture pour que les chiens ne les rattrapent pas trop vite afin qu’ils puissent donner le meilleur d'eux-mêmes! Lord Redesdale appréciait, dans l'éducation des enfants, la manière forte héritée de ses ancêtres.
Lorsqu'une de ses filles caftait, il la jetait au fond d'un puits, la laissait barboter deux minutes avant de lui jeter une corde.
Lorsque l'une d'entre elles pleurait, il lui faisait administrer une gifle par sa nurse ou la faisait fouetter aux orties par une intendante afin qu'elle sache enfin pourquoi elle pleurait. L'hiver, lorsque la rivière qui traversait leur domaine ou les étangs de leur parc étaient gelés, il ordonnait à son garde-chasse de creuser des trous d'homme dans la glace et exigeait de ses enfants qu'ils s'y baignassent.
A bord de son yacht, il obtenait de sa progéniture les manoeuvres les plus hardies, comme grimper au mât un jour de tempête, inspecter la coque pour en chasser les algues amoncelées autour de la quille ou de l'axe du safran.
C'est ainsi que les six filles et leur frère furent élevés à la dure. Ils apprenaient à nager, à plonger, à monter un cheval à cru, à chasser le renard ou le groose, avant l'âge de six ans.
Sydney, la mère, leur inculqua quelques formules leur permettant de se conduire dans le meilleur monde, dont voici deux exemples: «Dans la vie, les gens qui n'existent pas sont bien supérieurs à ceux qui existent », « être raisonnable est le contraire d'être rationnel », « le pire est toujours le meilleur » ou encore: « Une Lady pardonne toujours à son mari quand elle a tort! ». Voyons leur destin:
Tom, élevé au milieu de ces pétroleuses de soeurs, préféra les garçons aux filles, fit de bonnes études et mourut glorieusement à la guerre.
Pamela devint une châtelaine-fermière chasseresse, vêtue de tweed et chaussée de talons plats qui préférera l'amour des bêtes à celui des hommes.
Devenue duchesse de Devonshire grâce à quelques décès inattendus et prématurés, Pamela se révéla la parfaite mondaine de la famille, entretenant des relations étroites avec le Roi et la Reine.
Unity et Diana connurent de leur côté une destinée étrange et sulfureuse. En effet, s'il ne leur était pas apparenté, l'éphémère roi Édouard VIII futur duc de Windsor en épousant la très controversée Wallis Simpson ne tardera pas à les entraîner dans un véritable roman d'espionnage et d'aventures.
En effet, Wallis Simpson et son époux séduits par les idées et le panache d'Adolf Hitler entretiennent de discrètes relations avec le dictateur. La belle Diana lasse du riche héritier des bières Guiness dont elle est l'épouse, va divorcer pour convoler avec lord Oswald Mosley, le leader charismatique des fascistes britanniques dont l’anticommunisme et l'antisémitisme sont sans faille...
Magda et Joseph Goebbels, témoins de son mariage, deviennent ses meilleurs amis et, dans son enthousiasme de nouvelle convertie, Diana estime comme un assez grand nombre de ses compatriotes de la gentry, que le nazisme serait un régime bien meilleur pour la Grande-Bretagne que la démocratie.
Pour renflouer ses finances, elle souhaite créer une station de radio anglo-germanique pour propager ses idées, mais la guerre empêchera son projet d'aboutir.
Ses idées subversives dont elle ne se cachait pas et ses activités pro-germaniques durant le Blitz vaudront à Diana trois ans d'une prison adoucie par les égards du cousin Winston, tandis que ses amis Windsor vivront le parfait amour au soleil de la Riviera.
La destinée de Unity se révélera plus dramatique. Née à Swastika - cela ne s'invente pas -, la jeune femme est vraiment amoureuse d'Adolf au point de le relancer jusqu'à Berlin, à la grande fureur d’Eva Braun, déjà préoccupée par les manigances de la belle cinéaste Leni Riefenstahl ! Le jour de la déclaration de guerre de la Grande-Bretagne à l'Allemagne, Unity de grotesque devient tragique: elle se tire une balle dans la tête. Rapatriée en Angleterre, elle finira ses jours handicapée mentale.
Si le destin de Jessica se révéla aussi extravagant que celui de ses deux soeurs, son parcours sera tout à fait à l'opposé du leur.
Anarchiste, puis communiste, elle deviendra la maîtresse et la complice de Huey Newton, l'un des fondateurs des des Black Panthers.
Devenue journaliste, Jessica couvrira la guerre d'Espagne puis, après la débâcle des armées républicaines, s'exilera en Californie vivotant dans la sinistre Oakland.
Se prétendant la victime du maccarthysme, cette fille d'un pair du Royaume-Uni deviendra une des hautes figures des «gauchistes de Park Avenue». Le vent ayant tourné, elle sombrera dans l'alcoolisme et la drogue, boudée par les siens autant que par les tenants du système qu'elle voulait abattre.
Quant à Nancy Mitford que je rencontrais chez elle à Paris, au cours d'une soirée, elle laissera une petite musique dans le concert tonitruant de la littérature du XXe siècle. Son jeune talent avait été reconnu très tôt par son prestigieux ami, Evelyn Waugh qui la lança dans les milieux londoniens. Riche, élégante, intellectuellement brillante mais le visage ingrat et le corps sans grâce, Nancy eut une vie assez terne, « celle d'une séductrice sans homme » comme le dit très justement Annick Le Floc'hmoan dans sa biographie de la romancière. « Le seul qu'elle ait aimé, ajoute-t-elle, Gaston Palewski, un proche du général de Gaulle, se révélant un papillon volage surtout soucieux de se brûler les ailes au contact de jeunes et jolies femmes du monde... ».
Pourtant, perpétuellement en manque d'amour et même d’une simple affection, Nancy souhaitait plaire à tout prix.
La manière maladroite et insistante dont elle tentait de retenir un garçon en fin de soirée devenait pathétique. Jacques Favrel qui m’avait conduit à cette soirée me dit qu'elle allait jusqu'à payer ses sigisbées.

***

Maître Maurice Garçon
L'occultisme fort à la mode en cette période d’après-guerre fleurissait dans les salons. Celui de Maître Garçon ténor du barreau, avocat du Tout-Paris réunissait un soir par mois tout ce que Paris comptait d'extra lucides, de voyantes, de sorcières, de mages, d'hypnotiseurs ou de thaumaturges.
J'y accompagnais Marie Daniélou dont je fus, durant quelques semaines le chevalier servant. Et, tout naturellement, je devins pour ce cénacle, le cobaye idéal. Je servis de faire-valoir à tous ces personnages. Ils me tirèrent les cartes, m'interrogèrent sous hypnose, me firent léviter (avec trucage), m'initièrent au parler en langues, à l'invocation des esprits, à l'évocation des morts.
Le seul truc qui m'impressionna vraiment fut de me voir servir de support vivant, le corps rigide, tétanisé, tendu entre les dossiers de deux chaises, les pieds prenant appui sur l'un, ma nuque sur l'autre. Je restais à demi éveillé, n'entendais l'assistance parler qu'à travers un filtre de coton, et assistais au spectacle étrange qui se déroulait, sans appréhension ni douleur.
En effet, l'homme qui m'avait mis sous hypnose venait placer sur mon ventre des briques ou des planches qu'il fracassait à coups de masse sans que je réagisse ou éprouvasse une quelconque douleur.
Je connus également au cours de ces soirées étranges, Délya une voyante célèbre, et Alalouf, le thaumaturge qui guérissait cinquante personnes à la fois, dont je parlerai dans la revue Science-et-Magie*.

*On retrouve ces deux personnages hors du commun dans un curieux ouvrage posthume de Jacques Arnal, Mystères et Merveilles, Editions Jean-Michel Grandsire, dont je recommande chaudement la lecture à mes amis.

Manolo
Un soir, un type curieux, jovial, tout en rondeurs, me proposa de collaborer avec lui. Il était à la fois artiste peintre, mage et éditeur.
Toujours à la recherche d'un petit boulot pas trop contraignant, j'acceptai. Manolo peignait dans son atelier de Montmartre d’étranges peintures qu'il prétendait "chargées". Ce qui, m'expliqua-t-il signifiait dotées de "pouvoirs".
- De quel pouvoir ? demandais-je naïvement.
- Eh bien de pouvoirs magiques, soit bénéfiques ou au contraire, maléfiques...
Je ne comprenais toujours pas très bien où il voulait en venir. A trois heures du matin, en sortant de chez Me Garçon, il m'emmena chez lui, dans son atelier de Montmartre. Dès l'entrée, je restai bouche bée. La pièce était immense, avec de grandes verrières ouvrant sur la banlieue nord. Partout, des tableaux, de toute taille, des sculptures, des bibelots, tous plus étranges les uns que les autres.
Pour moi, ces oeuvres ne ressemblaient à rien de déjà vu. Formes fantastiques, couleurs étonnantes, impression envoûtante. Certaines attiraient, d'autres repoussaient.
Là, je compris d'emblée ce que Manolo voulait dire en parlant d'objets "chargés".
Jamais encore je n'avais ressenti une telle "charge physique" face à une oeuvre d'art. Sauf peut-être à l'exposition Füssli à Zurich, où nous avait amené notre professeur d'allemand du collège de Genève. Une toile, en particulier, me fascinait. J'avais beau me détourner d'elle, jouer les indifférents, regarder ailleurs, mes yeux étaient invariablement attirés par elle.
Pourtant, ce tableau n'avait rien d'exceptionnel ni de très extraordinaire. C'était un paysage du soir, au crépuscule, avec un marécage au premier plan et un ciel d'un rouge très particulier au second plan, au-dessus de la ligne d'horizon. On devinait des oiseaux volant bas et des serpents s'agiter entre les herbes sombres. C’était tout. Mais il se dégageait de cette oeuvre une impression d’oppression vite insupportable.
Mon travail au service de Manolo consista à dresser un catalogue des oeuvres, selon leur matière, leur taille, leur prix, leur destination, sur une vieille Adler. Je devais également les photographier au Leica, pour les conserver sous forme de diapositives et de tirage papier.
Il régnait chez Manolo un étonnant désordre et, j'avais remarqué que lorsqu'un client se présentait à l'atelier, le mage ne retrouvait jamais l'oeuvre qu'il recherchait. Elle avait littéralement disparu. Dix fois j'ai assisté à ce phénomène.
Pour effectuer mon travail, j'avais le gîte et le couvert chez Manolo et il se proposait de m'apprendre le métier. Parfois, il me donnait un peu d'argent de poche ou m'invitait au restaurant. Des restaurants bizarres, au fond d'impasses, dans des banlieues lointaines, aux cuisines exotiques.
Durant les quelques semaines que je travaillais à ses côtés, j'appris beaucoup de choses tout à fait en dehors de mes domaines de recherche habituels. J'avais l'impression de me trouver dans un autre monde, sur une autre planète.
Ici, ni les choses, ni les mots n'avaient leur sens habituel. Je travaillais vite, car Manolo m'avait promis cent mille francs (mille francs), une somme considérable, si je terminais le travail avant une certaine date.
Le catalogue s'achevait sur l'objet n° 666. Une terre cuite recouverte de laque noire, aux curieuses formes arrondies mais irrégulières, aux arêtes asymétriques, qui avait l'incroyable faculté de rouler en tous les sens même sur une surface parfaitement plane.
Cette boule avait une consistance bizarre, à la fois ferme et molle, sèche et humide, vivante et inerte. On ne se lassait pas de la tripoter.
En achevant la lecture de mon travail mis au net, Manolo sursauta et me dit, les yeux vifs, en proie à une vive excitation.
- Pourquoi as-tu terminé sur Scrofule, et lui as-tu donné le n° 666 ?
- Tout simplement parce que c'est le dernier objet que j'ai trouvé au fond du dernier tiroir, du dernier meuble à répertorier ?
- Tu connais la signification du chiffre 666 ?
- Les deux tiers de 1000 ?
- C'est le chiffre de la Bête.
Il ne m'en dit pas plus mais le Catalogue fut publié intégralement, à l'identique de ce que j'avais tapé, y compris les quelques coquilles oubliées inhérentes à ce genre de travail.
Quelques années plus tard, j'appris par les journaux la mort étrange de Manolo, décédé au cours d'une séance d’évocation magique à laquelle assistaient des personnalités connues.

Consuelo
Consuelo, elle était l'heureuse propriétaire d'une antique et belle péniche ancrée à un quai de l'île Saint-Louis à bord de laquelle elle vivait, recevait fastueusement à chaque trimestre, lorsque Gallimard réglait les droits d'auteur du défunt Antoine.
A l'époque faste, elle disposait de deux marins à son service qui, deux ou trois fois l'an, manoeuvraient la belle péniche vers Rouen ou vers la Champagne pour des croisières aventureuses au cours desquelles les échouages n'étaient pas rares.
Consuelo était une femme excentrique aimant la fête, les beaux garçons et le gin-fiz. Un jour de dèche, elle fit venir un ferrailleur pour lui vendre la superbe machinerie de cuivre de son navire. A sa place, un décorateur installa une piste de danse décorée par des panneaux de Picabia.
Lorsque, l'été venu, l'envie d'une croisière sur la Seine la reprit, elle s'étonna de ce que le bateau ne puisse se déplacer sans machine pour la propulser.
Qu'à cela ne tienne, elle n'allait pas perdre la face devant ses invités. Elle chargea ses "marins" de faire venir deux remorqueurs qui, en trois jours, conduisirent le bâtiment jusqu'à Rouen. Là, n'étant pas payés, les propriétaires des remorqueurs laissèrent la belle péniche en plan, et tentèrent de la faire saisir par un huissier. Consuelo et ses amis regagnèrent Paris par le train... Je n'ai jamais su la fin de l’histoire, mais il me semble bien avoir vu dans les années 60, cette belle péniche rénovée, transformée en Musée Grévin flottant ?

Garry Davis citoyen du monde


Les deux grandes affaires de ce temps étaient l'Affaire Dominici et l'Affaire Garry Davis* (ou Gary Davis). Si l'affaire Dominici passionnait les foules avides de sensationnel, de meurtres sanglants et de mystères criminels, Garry enthousiasmait les plus jeunes.
Cet aviateur américain né en 1921, rayonnant d'enthousiasme et de ferveur, avait déchiré son passeport et s'en était fait imprimer un personnel, à son nom, se déclarant citoyen du monde. Muni de ce seul document, il avait la prétention de parcourir la terre, sans se soucier des barrières frontalières, estimant qu'un des droits naturels de l'homme était de se rendre librement, sans entraves ni tracasseries, dans quelque pays que ce soit.
Les autorités, plutôt embêtées devant la renommée fulgurante et mondiale (on ne disait pas encore médiatisation) de ce gentil petit jeune homme, ne savaient pas trop que faire. En ces temps d’après guerre, il fallait des visas pour franchir les frontières et les pays communistes comme Lhassa et la Mecque restaient pratiquement inaccessibles...
Renvoyé de pays en pays, avec plus ou moins de ménagements, Garry se retrouva à Genève, en Suisse et s'installa sur la pelouse devant le Palais des Nations, donc sur un domaine appartenant théoriquement à tous les hommes. C'est de là qu'il lança son fameux appel de Genève, bien oublié aujourd'hui. Jacques Favrel m'invita à ne pas rater ce scoop.
Nous voilà en chemin de fer, à bord d'un wagon de troisième classe, qui, fleurait bon le cuir et le désinfectant.
Je l'ai dit déjà maintes fois, si en ce temps-là le voyage en train était plutôt longuet, c'était toujours l'aventure. Les gens discutaient, se racontaient, partageaient volontiers leur pinard et leur poulet. Entre jeunes, on se parlait du regard. On flirtait de la prunelle. Parfois un petit geste plus hardi, plus osé... La conquête nécessitait toute une stratégie.
La nuit c'était plus facile.
Les générations ne vivaient pas séparées. Les jeunes respectaient les personnes âgées et les vieux parlaient aux jeunes sans être rabroués.
Aujourd'hui, le voyage en train est trois fois plus rapide. Les wagons sont climatisés, les banquettes ne recèlent plus ni puces ni morpions... Mais les voyageurs se parlent peu. Chacun reste dans son coin. C'est tout juste si, de temps à autre, un passager ose emprunter ou proposer son journal à son voisin. Les jeunes vivent sous le casque, le cadre tapote sur son portable ou téléphone à l'autre bout du monde.
Honte à celui qui se mettrait à picoler à la bouteille, à étaler des victuailles, à sortir son "eustache" pour couper une miche de gros pain, étaler le beurre et tailler des rondelles de saucisson.
On aurait l'air de Martiens...
Jadis, en troisième classe, à l'heure des repas, régnaient la fête, la convivialité et le partage.
Nous arrivons à Genève sous une pluie battante. Quand nous entrons au Palais des Nations, nos duffle-coats dégoulinants, les gardes constatant que nous n'avions ni carte de presse, ni coupe-files, ni laissez-passer officiel nous refoulent. C'est raté. Mais j'ai une idée.
Je connaissais bien le parc du Palais des Nations pour y avoir passé jadis la nuit avec une jolie Irlandaise, farouche républicaine, un peu provocatrice.
La nuit venue, nous tentons donc le passage côté Pregny, entre la demi-voûte anti-bruit qui longe la voie ferrée et le grillage de protection de la clôture. Il pleut toujours, à verse. Un temps à ne pas mettre un garde hors de sa guérite. Nous retrouvons sans peine la tente claire de Garry Davis. Le jeune Américain nous accueille comme si nous étions des amis de toujours. Nos bouteilles de vin blanc et nos provisions de bouche sont les bienvenues.
Nous devisons jusqu'au petit jour, refaisant le monde selon nos rêves.
Que de délicieuses conneries avons-nous prononcées cette nuit là.
Un de nos meilleurs souvenirs, c'est, lorsque vers minuit, nous sommes sortis de la tente et, sous le vent qui soufflait en bourrasque, nous avons lansquiné tous trois, debout, le jet portant loin, en fredonnant tout bas What shall we do with a drunken sailor...
Vers trois heures du matin, Jacques et moi sommes repartis par le même chemin, sans être interceptés, promettant à Garry de revenir avec des munitions de bouche...
J'ai tapé un article enthousiaste sur la vieille Hermès baby de Georges, reproduit en cinquante exemplaires à la Ronéo. Les photos de Garry prises au Rollei, à la lueur d'une bougie, malgré le film le plus rapide de l'époque, n'étaient pas franchement bonnes. Mais soigneusement tirées, agrandies et retouchées par un copain de la Tribune, elles furent publiées par trois publications...
Les jours suivants ce fut le rush, des journalistes du monde entier déferlèrent sur le Palais des Nations et les vigiles ne purent empêcher davantage l'accès de la presse au Parc des Nations.
Du jour au lendemain Garry Davis fut célèbre et ses idées abondamment débattues sur la place publique.



******









Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire