lundi 19 décembre 2016

21) QUAI DES ORFÈVRES 36

Fleur d’Amour de Rejeb ben Sahli
Sous une triste couverture grise portant le pseudonyme de Rejeb ben Sahli et le titre banal de Conte bédouin, parut mon récit intitulé Fleur d'Amour, recueilli jadis des lèvres du dernier conteur de rues de Djerba. En 1954, à Hammamet, dans la bibliothèque des Henson, j'avais découvert avec enchantement l’oeuvre monumentale de Mardrus.
Ainsi avais-je adapté à sa manière les contes notés à Djerba que me traduisait mot à mot, mon ami Rejeb. C'est en souvenir de lui que je signai l'ouvrage de son nom: Rejeb ben Sahli, Rejeb, fils de Sahli.
Mais, lors de la parution de l'ouvrage que je relus "haletant", mon plaisir de lire une de mes oeuvres imprimées, retomba comme un soufflé en découvrant les centaines de vilaines coquilles venues en défigurer le texte.
Il y en avait une particulièrement gratinée molestant un proverbe bédouin : Le Pèlerinage ne s'achève pour le chamelier que lorsqu'il a enculé son chameau, devenu dans l'ouvrage : Le pèlerinage ne s'achève pour le chancelier que lorsqu'il a enculé son chameau !
Vingt-cinq ans plus tard, - dans les années 80 - Jean-Pierre Sicre redécouvrant mon oeuvrette dans la boîte d'un bouquiniste, la publia superbement, sous un nouveau titre : Le Verger des Caresses, savamment revue et corrigée par ses soins, avec une notice pour en retrouver l'auteur.
Voici une note de lecture que je trouve dans la presse :
Cette petite merveille de l'érotologie orientale, publiée jusqu'ici quasi sous le manteau, n'est connue que de rares amateurs avertis qui s'en sont longtemps enchantés en silence. Les temps par bonheur ont changé, et il apparaît urgent de proposer au vaste public des lecteurs épris d'aventures merveilleuses et curieux des choses de l'amour (pourvu qu'elles soient évoquées avec art) une édition définitive de ce texte étonnant, aussi délicieux à déguster qu'un sorbet offert en plein désert par une main amie. Quand a-t-il été rédigé ? On ne sait trop. Le mystérieux Rejeb ben Sahli, s'il a jamais existé, n'a pas laissé de traces. Le "traducteur" de l’oeuvre, tout aussi discret, est vraisemblablement un lettré français qui a dû en recueillir les épisodes au début de ce siècle auprès de conteurs maghrébins, bien que le cadre du récit emprunte visiblement à l'antique tradition arabo-persane. A-t-il enjolivé ce qu'il a entendu, comme faisait à la même époque le fameux Dr Mardrus, génial "interprète" des Mille et une nuits ? C'est possible, mais nous serions mal avisés d’y trouver à redire, tant il apparaît que tout ici est fait pour le plaisir - celui de l'imagination comme celui des sens...
Je reparlerai sans doute de cet épisode plus loin...
Il y eut aussi l'Homme de joie, en souvenir du "Vicomte", au style "bluffeur".
Gitler, en fait, ramassait tout ce que j'écrivais d'un peu cochon, avant même que cela ait pris tournure et le publiait, sans même le lire, sous divers pseudonymes choisis par lui.
André Gitler dirigeait une imprimerie de labeur rue du Croissant, dans le quartier du bas Montmartre, où jadis la presse parisienne tenait ses quartiers. C’était un bel homme élégant, plaisant aux dames, un peu dandy, qui ne vivait que pour sa famille et son travail.
Il était l'heureux propriétaire d'une jolie femme, coquette à l'esprit petit-bourgeois, qui, elle, ne vivait que pour le paraître. Il lui fallait des chaussures et des robes de "marque", des manteaux de fourrure, des bijoux clinquants, des falbalas, une voiture voyante, un mari convenable.
Mme Gitler était cliente chez Dior, Schiaparelli, Hermès. Pas antipathique du tout malgré ce snobisme chichiteux, elle s'entendait très bien avec Marthe Héléna, l'épouse d'André, auteur de génie, mais fournisseur de romans porno au même titre que moi, pour assurer sa matérielle.
Nous étions une petite bande de traîne-savates à fournir des tapuscrits vite bâclés et sans intérêt à notre "grand" éditeur. Ils paraissaient sous des pseudos variés, le même pouvant servir à plusieurs auteurs.
Un jour, je fus convoqué à la Brigade mondaine pour « affaire vous concernant ».

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La Tour pointue

La Tour Pointue

En ce temps-là je vivais à Paris sans titre de séjour. La validité de mon passeport suisse était périmée depuis longtemps, mais la France de la Quatrième république, pays le plus libre du monde, était alors bonne fille pour ses immigrés qui n'avaient pas de papiers en règle!
Pourtant, en 1959-1960, la guerre d'Algérie battait son plein et la police pouvait à tout moment et en tous lieux exiger que l'on montrât ses papiers. Je dois avouer, que cela ne m'est jamais arrivé. Mais, ce jour là, à la Tour pointue, il n'en fut pas de même. Inquiet, les fesses serrées, je me demandais bien ce que l'on me voulait et à quelle sauce j'allais être mangé. 
L'inspecteur qui me reçut, sympathique au demeurant, s'informa d'abord avec bonhommie de mon identité, de mon domicile, de mes ressources, tapant au fur et à mesure mes déclarations sur le clavier d’une antique machine à écrire. Cette formalité accomplie, il me dit qu'une information était ouverte contre moi pour "attentat à la pudeur par voie du livre" et me demanda si j'étais bien l'auteur des ouvrages suivants: Les cousins libertins, l'Homme de joie, Mémoires d'une chanteuse allemande.



36 Quai des Orfèvres




En fait, je compris immédiatement que mon éditeur m'avait probablement balancé à la police, car s'il avait bien publié sous le manteau ces trois ouvrages, lui seul pouvait savoir que l'auteur de c'était moi ! Je niai donc tout en bloc, ce dont l'inspecteur prit acte, me libérant sans autre tracasseries.




Cette affaire fut sans doute classée sans suite car je n'en entendis plus jamais parler. Mais je ne travaillai plus guère pour Gitler-la-balance.
J'avais d'ailleurs eu l'imprudence de lui présenter un auteur ami, le talentueux Pierre Devaux, auteur de La langue verte, de "L'Histoire des Darons sacrés" (la bible traduite en argot), un gaillard sympathique, désargenté mais sans scrupules qui s'imposa à ma place dans les bonnes grâces du "grand éditeur" et sut, bien mieux que moi, lui tirer de l'oseille...
Un soir, André Gitler m'avait donné rendez-vous dans une brasserie des grands boulevards où il avait ses habitudes, pour me remettre les quelques centaines de francs qu'il me devait.
Cet établissement sans grâce, qui défigurait l'immeuble haussmanien situé à l'emplacement qu'occupait au XIXe siècle le célèbre Café de Paris avait pour moi valeur de fétiche.
C'est là que Jacques Yonnet m'avait fait rencontrer pour la première fois Jacques Hillairet, l'historiographe des rues de Paris dont l'érudition et la verve nous enchantait.
Là aussi que je fis la connaissance de Riccia Riccocci enchanteresse éphémère de mes jours et de mes nuits parisiennes qui m'initia aux surprises de l'amour vagabond. Elle aimait se donner sous une porte cochère, dans un cimetière ou un jardin public où jouaient les enfants, dans une pissotière, n'importe où mais dans un endroit imprévu.
En ce lieu, c'est en voisine que posant son joli pied sur ma braguette par dessous la table elle fit ses approches.
Hillairet nous conta l'histoire de ce haut-lieu chargé de souvenirs, de cet hôtel construit par Bélanger pour le comte de Lauraguais l'année même de la Révolution.
Devenu hôtel de Brancas-Laurageais, il hébergea le général Rapp, puis le richissime prince Nicolas Demidoff, roi du fer, du cuivre et du charbon dont le fils Anatole allait séduire la princesse Mathilde Bonaparte. Ce fut Marie Fagniani, marquise d’Herford que l'on dit mère d'Henry Seymour et de Richard Wallace, qui acquit cet hôtel. Mais ceci est une autre histoire!
Gitler arriva très en retard, comme de coutume, et me trouva inquiet, car il ne me restait pas assez de sous en poche pour payer ma consommation. Il me dit, sourire à l'appui, qu'il ne pouvait me donner l'argent qu'il me devait car il avait donné tout ce dont il disposait à mon ami Devaux! Il paya toutefois les consommations...
Ce soir-là, je remontai à Brunoy, à pied, le ventre creux, mais ce fut une par nuit somptueuse.
J'aurais pu, selon mon habitude, faire du stop. Mais le temps était beau, la nuit claire et agréable, et je décidai de remonter jusqu'à Villeneuve-Saint-Georges par les quais de la Seine, anciens "chemins de halage"souvent restés en l’état.



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Paris ma légende
Serge Caillaux
Un jour, chez Henry et Youki, Roland Massot me dit en riant:
- Toi qui aimes les personnages, les farfelus, je t'invite à m'accompagner à mon cabinet. Tu vas voir un type curieux, à la fois clochard et génie.
Quittant la rue Mazarine, nous traversons le pont Neuf toujours magnifique, et Massot me désigne sur la façade de l'un des bâtiments datant du XVIIe siècle deux fenêtres.
- Tu vois, c'est là qu'habita Mme Roland avant de se faire couper la tête. Et moi de lui dire du tac au tac, lui désignant deux autres fenêtres sous les toits du même bloc d'immeubles:
- Et là vivent de père en fils trois générations de bouquinistes des quais :
William Fallet, mon pote et celui de Yonnet, son père et sa grand-mère!
Nous remontons la rue du Louvre jusqu'à la place des Deux-Écus et là, me désignant un magnifique platane arborant sa frondaison d'été, il me dit : Regarde !
Tu vois, là-haut, c'est dans cette cabane que l'on devine à peine que réside le génial inventeur Serge Caillaux, un de mes clients. Tu vas d'ailleurs le rencontrer, nous avons rendez-vous à mon cabinet à dix heures.
A dix heures tapant, on sonne à la porte du modeste bureau de réception et un beau garçon frêle, à la tête intéressante, apparaît vêtu d'un costume d'explorateur ; culotte de golf et saharienne. Lorsqu'il retire son casque colonial, sa chevelure blonde, bouclée, coule sur ses épaules.
- Serge, je vous présente Marc. Un ami helvète, un peu poète.
- Voici Serge, le plus bel inventeur depuis Polonius et Nikola Tesla !
Nous nous serrons les mains, le courant passe.
- Au fait qui est Polonius ?
- L'inventeur du fil à couper le beurre ! Avec Massot on ne sait jamais s’il plaisante, se moque ou parle sérieusement.
Lorsque je reverrai Roland, il me raconte à demi mot l'histoire étrange de Serge. Sa famille, plutôt bourgeoise, demeure depuis plusieurs génération place des Deux-Écus et possède quelques biens immobiliers de rapport dans le quartier.
Comme le jeune Serge, malgré de réelles dispositions pour les maths et le dessin, ne travaillait guère à l'école, ramenant des notes épouvantables, sa mère, séparée d'un mari volage confia son fils à une boîte à curés. Serge se mit à fuguer, mais revenait toujours au bercail, faute de munitions de bouche. Mme Mère l’installa dans une chambre de bonne du 27, rue Jean-Jacques Rousseau immeuble où Massot tenait cabinet.
Mais un jour, ayant loué les appartements dont elle était propriétaire dans l'immeuble, elle voulut récupérer l'inconfortable chambre du 7ème dont elle pria son fils de déguerpir.
Ne sachant où se réfugier, et pour faire la nique à sa mère, il profita d'un weekend pour se construire une cabane "pliante" dans le magnifique platane qui s'épanouissait sous ses fenêtres!
Écolo avant la lettre et très habile de ses doigts, Serge avait édifié son nid sans blesser l'arbre qui l'hébergeait, liant les planches de récupération de son pigeonnier avec des boutes de chanvre, sertissant l'armature en ébéniste consciencieux, protégeant son toit de toile cirée. Il se déplaçait par un réseau de liens souples complété d'une somptueuse échelle à corde se déroulant comme un décor de théâtre, lui permettant de gagner le trottoir.
Serge qui devait avoir mon âge, était un inventeur-né. Disposant de très peu d'outils, il parvenait à fabriquer des mécaniques astucieuses comme cet accumulateur de poche relié à une girouette et une boule de silicium fournissant un bel éclairage à sa cabane ! Serge n'a jamais réussi à intéresser un fabricant à cette invention.
Heureusement qu'il a pu faire breveter et exploiter une autre de ses techniques dont il avouait humblement qu'il n'était que l'adaptateur : la bande magnétique continue comme support du son ! Passionné par Möbius et Escher, - des artistes - il fut à l'origine de la «cassette» dont des milliards d'exemplaires inondèrent la terre.
Mais son brevet, mal rédigé, ne tint pas contre d'astucieux pirates ayant pignon sur rue, qui l'en dépossédèrent, lui abandonnant quelques miettes.
La même mésaventure était arrivée à son aîné, son lumineux ami Guy Boncourt, qui l'avait initié à l'électronique encore balbutiante. Cet inventeur de génie qui, au début des années 50 avait révolutionné les appareils de radio et de télévision n'en avait guère tiré profit. Son procédé permettait de capter ensemble les images et le son qu'il purifiait et stabilisait, les débarrassant de leurs parasites avant de les reproduite et de les transmettre par les ondes.
Mais son invention mal protégée fut piratée et brevetée dans le monde entier par une multinationale étrangère qui le spolia.
Resté modeste dans la bonne fortune comme il l'avait été dans la médiocrité, Serge Caillaux s'est installé à demeure sur un voilier à bord duquel il parcourt les mers.
Fort de son expérience, il devint un spécialiste du dépôt de marque, réservant à son nom aux Mines puis à la propriété industrielle, des milliers de jolis logos qu’il se faisait racheter à un bon prix.

Hôtel Notre-Dame: les soeurs Griffith
Trois paires de chaussettes, deux slips, trois chemises, un pantalon, ma vieille veste en daim empruntée chez Hoffstetter, les belles chaussures en peau de porc, increvables de la même origine, mon costume "prince de galles" chouravé à un ami iranien, le tout serré dans une vieille et somptueuse valise de cuir, je m'installai à l'Hôtel Notre-Dame chez les soeurs Griffith, avec mon Underwood.
Les soeurs Griffith, un couple de lesbiennes d'origine anglaise, étaient depuis l'avant guerre, je l'appris par le libraire George Whitman, propriétaire de Shakespeare & Company, des honorables correspondantes de l'Intelligence service.
Leur petit hôtel aux chambres sans confort, avait servi à héberger des soldats parachutés ou des espions de passage dans la capitale occupée.
Elles n'avaient jamais été suspectées par les Allemands. Grâce à leur "couverture" et à la proximité de la Préfecture de police, elles avaient rendu d'éminents services aux Alliés. A la "Libération" elle furent décorées tant par les autorités anglaises que françaises.
Je passai quelques semaines délicieuses dans cet hôtel, ne me lassant pas de voir couler la Seine, ahaner les chalands, de regarder la paresseuse activité des bouquinistes, les promeneurs, d'observer les pigeons.
Pour la première fois je vivais de ma plume, rien que de ma plume. Bien sûr, je pondais des oeuvrettes mercenaires, alimentaires, sans intérêt littéraire. Mais ici et là, je pouvais glisser quelques phrases, quelques idées, quelques formules entre les banalités d'un récit linéaire qu'il me fallait rendre le plus efficace possible. Ces ouvrages étaient destinés à exciter le lecteur, à le faire bander... Mais ce n'était pas du tout désagréable d'écrire cela... Personnellement j'ai toujours aimé les romans cochons.

La Bûcherie
Le soir, j'allais souvent m'installer dans un des deux fauteuils de la Bûcherie, devant la cheminée où brûlait un magnifique feu de bois. Je dégustais une fine champagne en fumant une pipe et me récitant des poèmes à moi-même. Parfois, une belle inconnue venait s'installer dans le fauteuil voisin et, si le cognac m'en avait donné le courage, je liais conversation.
Je me souviens avec émotion de ces instants lumineux inoubliables au fond de ma mémoire.
La Bûcherie appartenait à Couquette Terrail, une délicieuse hôtesse, au charme fou. Son joli établissement était le rendez-vous d'amoureux inconnus ou célèbres, d'artistes anglo-saxons, de vagabonds comme moi.
Je dois rappeler qu'à cette époque bénie, il n'existait pas de ségrégation dans la société française. Le pauvre côtoyait le riche, le clochard n'était pas méprisé comme il l'est au XXIe siècle. Exemple Paul Léautaud. C'était une figure pittoresque, indispensable, au bonheur de la cité, on le choyait. Il n'était pas triquard, pourchassé, menacé comme il l'est de nos jours. A la Bibliothèque Nationale de la rue Richelieu il avait sa table comme les lettrés; reçu, nourri, épouillé, baigné, il faisait partie des habitués des Salles de Garde. Certains d'entre eux étaient célèbres, croqués par les peintres, les photographes.

A côté de la Bûcherie, la librairie Shakespeare

A côté de la Bûcherie, la librairie Shakespeare & Cie était un haut lieu du vagabondage littéraire et artistique anglo-saxon. L'on pouvait y lire, y pique-niquer, y résider, y flâner des semaines entières, jour et nuit, sans qu'un patron ou un employé cherchât à expulser le lecteur en l'invitant à changer de crèmerie. Souvent, George Whitman, ami de Sylvia Beach son modèle de la rue de l'Odéon offrait le gîte et le couvert à des impécunieux de passage contre quelques heures de travail dans sa boutique.
Le propriétaire de cet établissement unique n'était pas homme de négoce. Il exerçait son commerce comme un sacerdoce. Il avait la vocation, l'amour de la culture créatrice, de la beauté et la noblesse du coeur.
Né, me semble-t-il, à Salem au début du XXe siècle, George Whitman était doté d'un caractère fort, parfois caractériel. A l'exactitude limpide de son état-civil ou des événements concernant sa vie, il préférait le flou artistique. Aussi était-il aussi difficile de tracer la biographie de Whitman que celle de Cendrars, autre merveilleux affabulateur. George se présentait tantôt comme le neveu ou le petit fils de Walt Whitman dont il connaissait par coeur les Leaves of Grass.
A Kerouac qui lui avoua un soir qu'en se rendant chez sa mère à Lowell, il avait couché sur la pelouse de Whitman Massachussets et pissé contre un séquoia, George le félicita affirmant que la petite cité qui lui devait son nom était honorée par ce jet d'amour!
Kerouac parlait un français jouissif aux relents canadiens. C'était le début de l'ère Beatnik, de ces globe-trotters parcourant le monde sac au dos, fumeurs de kif gratteur de guitare, découvreurs d'escales paradisiaques devenues depuis des enfers pour touristes. Leur point de chute préféré, pour ceux qui avaient quelque oseille, était le petit hôtel voisin, de la rue Gît-le-coeur, la plus étroite de Paris.
Kerouac passa quelques jours chez Shakespeare and Co à taper des textes à deux doigts, sur la vieille Underwood de Whitman, en picolant comme un malade et se shootant à l'herbe.
Comme à la Bibliothèque Nationale ou à l'Arsenal et en bien d'autres lieux merveilleux, l'on y croisait des clochards, des étudiants, des écrivains célèbres, des jolies ou de vieilles filles, des vieux cons radoteurs.
C'était un monde fabuleux, d'une richesse inouïe. Je me souviens aujourd’hui encore avec émotion de ces nuits de conversations à bâtons rompus auxquelles j'assistai, muet, fasciné, notamment entre Jacques Yonnet et Henry Miller, entre Jeremy Wilkinson et William Burroughs ou ces tonitruants monologues de génies avinés dont je ne saisissais que des bribes.


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Jacques Latour

Jacques Latour était un type séduisant, élégant, sympathique qui vivait en banlieue, chez sa mère. Profession: chef de rang. Il officiait dans de grands restaurants tels La Tour d'argent ou Le Grand Véfour. Expert en ronds de jambe, plaisant aux femmes du monde et du demi monde, ambitieux, se flattant d'être l’ami de quelques notables et d'un nombre impressionnant de voyous et de filles qui fréquentaient ce genre d'établissement, il avait été contacté par le colonel «M» patron d'un des services spéciaux les plus puissants du moment: le SDECE.
En marge de son travail, il observait les clients qu'il lui désignait et informait M… de leurs habitudes, de leurs fréquentations, de leurs conversations.
Jacques était un garçon ambitieux. Pour lui, sa condition de larbin de luxe ne représentait qu'un tremplin. S'il était resté au fond un être primaire, sans grande culture, sans connaissances intellectuelles, il avait du charme, de l'entregent, de l'énergie à revendre. Il savait séduire, convaincre, embobiner.
Généreux, il m'apprit beaucoup de choses. Je lui dois d'avoir encouragé mes débuts d'auteur, de m'avoir donné un peu de confiance en moi, insufflé un minimum d'ambition.
L'édition populaire étant alors comme je l'ai dit un nouveau Far-West, Jacques décida de se lancer dans cette voie, bien décidé à gagner très vite beaucoup d'argent pour disposer d'un capital qui lui permettrait d'envisager d'autres affaires.
Comme je lui parlais avec enthousiasme de la vogue des romans d'espionnage, je lui présentai des amis : Christian Durieux ou Martin de Hauteclaire.
Je l'intriguais avec notre insouciance, nos calembredaines, nos coups tordus, nos actions imaginaires. Jacques accepta mon idée d'arranger les aventures de mon ami Durieux en roman d'aventures vécu et de les publier.
Nous vivions alors en pleine guerre d'Algérie. Charles de Gaulle au pouvoir s'apprêtait à larguer les colonies. Le pays était en effervescence. Cela grenouillait de tous côtés.
Avec les histoires qui circulaient il y avait de quoi bâtir cent romans d'espionnage et d'action.
J'en pondis quelques dizaines sous divers pseudonymes, dont celui de Pierre Genève.
Jacques Latour, je l'ai dit, était un beau garçon séduisant et très attachant.
Célibataire couvert de jolies femmes, il vivait dans la proche banlieue, chez sa mère qu'il adorait.
Dynamique et ambitieux, il s'était juré de réussir dans la vie malgré son handicap. Orphelin de père, il était né sans fortune et avait été obligé de travailler avec acharnement dès l'âge de 14 ans pour entretenir sa mère et subsister. Sans diplôme, il avait choisi de faire son apprentissage dans l'hôtellerie. Après avoir été durant quelques mois le souffre-douleur d'un loufiat dirigeant un boui-boui à souteneurs qui l'exploitait sans vergogne, il parvint à se faire embaucher dans un restaurant de luxe où son sens de la débrouillardise et de la communication firent merveille. Il y apprit à servir et à plaire aux gens riche, à devenir le confident des jolies femmes qui les accompagnaient, à rendre de petits services aux grands de ce monde, à entretenir des relations privilégiées avec des personnalités du Tout-Paris.
Parallèlement, il aimait s'encanailler, fréquentait les coiffeuses, les masseuses, les demi-mondaines, les maquerelles tenant le haut du pavé, auprès desquelles il choisissait pour son plaisir et celui de ses amis, de jolies filles jeunes, expertes en amour, des baiseuses sans chichis.
Sorti de rien, Jacques aimait les gens titrés, les gens célèbres, les noms à particules, les héritiers de la haute, qu'il collectionnait avec une fatuité extrême.
Jacques Latour avait une autre passion qu'il partageait avec beaucoup d’autres personnes de cette époque: celle du "milieu", de la police, des proxénètes, du grand banditisme. Il aimait recevoir leurs confidences, se voir confier des secrets. Homme de relations publiques, il connaissait beaucoup de monde, savait toujours qui était qui, qui faisait quoi, qui pouvait quoi.
Il se liait facilement. Étant à l'aise avec tout le monde, il savait s'entremettre où il fallait. Opportuniste efficace et charmeur, il fit son chemin dans la restauration de luxe, mais cela ne lui suffisait pas.
Je ne me souviens plus très bien ce qui, dans ma modeste personne pouvait bien l'intéresser et comment je devins son protégé. Le fait est que nous nous voyions souvent, qu'il me présentait à beaucoup de monde, qu'il "croyait" en moi.
Or, je l'ai déjà dit, je vivais à Brunoy, de presque rien, dans un modeste atelier d'artiste sans confort. Je travaillais à produire des livres, bien qu'au fond je ne sache guère écrire. Les ouvrages que je pondais se situaient à mille lieues des oeuvres ciselées des "auteurs littéraires", des bêtes à Goncourt, des écrivains d'art qui distillaient des chefs d'oeuvre que j'admirais. Je tirais à la ligne, pissais de la copie que je ne relisais pas, aimant cela, me faisant payer modestement, mais sûrement, restant parfaitement libre, heureux de retrouver mes ouvrages à la devanture des kiosques et des bibliothèques de gare, sous des couvertures atroces, souvent d’une vulgarité sans nom.
La Main Rouge








La Main Rouge devait être écrit en quinze jours, sans que j'eusse la moindre documentation à portée de main. Avec Christian Durieux, mis dans la confidence, ce récit de bric et de broc devint une épopée improbable.





Or, Jacques Latour, qui n'avait aucune notion véritable de ce qu'était l’édition, avait décidé de publier La Main Rouge et de lancer l'ouvrage en grand. Pour cela, il créa une maison d'édition : Nord-Sud, loua un petit local d'une seule pièce au troisième étage d'un étroit immeuble de la rue Montmartre, et me relança jour et nuit pour que j'achève l'ouvrage. L'imprimeur était déjà retenu, le célèbre traiteur Potel et Chabaud choisi pour organiser le cocktail de la sortie du livre, le Tout-Paris prévenu.
Ce fut Jacques de Ricaumont que Latour chargea d'organiser la réception, de choisir les invités triés sur le volet.
La composition de l'ouvrage fut délirant. Il devait s'agir d'une oeuvre-vérité, mi-documentaire, mi-reportage sur le travail des services du contre-espionnage luttant contre les trafiquants d'armes, les compagnons de route du FLN.
Or, la fiction à la source de La Main rouge et de Christian du Rieu, le héros de l'ouvrage, tenait à la fois de l'épopée burlesque et du canular étudiant.
Suite à une sombre histoire d'une élève mineure séduite dans les toilettes de l'établissement où il enseignait, Christian avait dû s'éloigner quelque temps à l'étranger.
Il se retrouva prof de français dans une petite ville allemande de Rhénanie, lorsque les gazettes d'Outre-Rhin relatèrent à la une, un attentat dans le port de Hambourg contre un navire transportant des armes destiné FLN qui coûta la vie au promoteur allemand de ce trafic.
Or la presse allemande déchaînée publiait en toutes lettres le nom de l’agent secret français auteur de cet exploit : un certain Christian du Rieu.
Christian qui se faisait couramment appeler "du Rieu" sauta sur l’occasion, collectionna les coupures de presse, et, pour se rendre intéressant, proclama que c'était lui le héros de cette affaire, l'homme recherché par la police allemande.
La grande presse et les radios d'outre-Rhin alléchées par le scandale, interviewèrent Christian. Trouvant le jeune homme photogénique et ses propos passionnants, ils publièrent abondamment ses déclarations en les dramatisant et en rajoutant une couche.
Or, il va sans dire que Christian, pince sans rire, inventait toutes ses aventures au fur et à mesure et s'amusait follement.
Sur le point d'être arrêté par le police allemande et cuisiné par ses spécialistes, il revint en France où les médias français prirent le relais.
Durant plusieurs semaines, ses témoignages et ses déclarations firent la une des journaux, si bien que la police et les services spéciaux français interpellés par les services allemands s'en mêlèrent, interrogeant Christian, sans l'arrêter. Ils savaient bien, et pour cause, qu'il n'était pour rien dans cet attentat de Hambourg, bientôt suivi de plusieurs autres. En fait, les véritables auteurs appartenaient aux services spéciaux. Ses propos délirants servaient d'écran de fumée pour masquer de véritables attentats exécutés par de véritables barbouzes, mais de cela nous ne nous doutions absolument pas!
Suite à ce remue-ménage médiatique, il n'y eut pas que la police allemande qui s'intéressât aux exploits de Christian Durieux. Devant l'audience internationale de ce qui n'était au départ qu'un quiproquo puis au mieux un canular de potache, les attentats, eux, étaient bien réels , mon ami se prit au jeu des conférences de presse.
Or, si les agents du FLN n'étaient pas forcément dupes, les attentats qui les frappaient commençaient à faire mal. Ainsi, au début des négociations d’ Evian, ses représentants politiques qui résidaient en Suisse firent savoir à Christian qu’ils souhaitaient négocier avec lui!
C'est là que prend place un épisode digne d'un vaudeville. Christian, protégé, par la police helvétique, rencontre les émissaires du FLN dans une bourgade du canton de Fribourg, les deux délégations étant suivies à la trace par des agents secrets français et des journalistes mis au parfum.
Tout cela, et quelques autres aventures farfelues constituèrent la trame de l'ouvrage La Main Rouge qui parut sous le pseudonyme de Pierre Genève et fut présenté au cours d'un cocktail mémorable auquel assista tout le gratin des défenseurs de l'Algérie française, des dizaines d'officiers et de généraux, des flics et des barbouzes.
En fait, la mayonnaise avait pris et ce "fake" repris par les médias demeura durant des lustres parole d'évangile. Nous eûmes beau dévoiler le pot aux roses, avouer le canular, on ne nous crut pas. On ne nous crut jamais. Et aujourd’hui encore, dans des ouvrages sérieux sur cette époque trouble, on cite La Main Rouge comme un ouvrage documentaire !
En tout cas, nous nous sommes bien amusés !
Christian Durieux mourut sur la route, dans les années 70-80, au cours d’un accident bizarre, suspect. Je n'ai jamais eu connaissance des résultats de l’enquête et de je ne sais ce que devint son fils Tristan, dont je reparlerai sans doute plus avant dans ces souvenirs.
Après la publication de La Main rouge qui connut un petit succès d'estime (dix mille exemplaires vendus), Jacques Latour que mon "chef d'oeuvre" n'enrichit pas, continua de publier des livres, mais d'un tout autre genre, beaucoup plus rémunérateurs : l'édition coquine.
Une douzaine de titres parurent, parmi lesquels 3 dont je fus l'auteur, avant que la censure n'interdît quelques ouvrages de la collection à la Vente aux Mineurs, ce qui empêchait leur diffusion dans les kiosques et les bibliothèques de gare.
Jacques Latour changea de fusil d'épaule, abandonna l'édition pour la promotion immobilière, fonda dans le petit bureau de la rue Montmartre la société Trabeco et, son affaire se développant, acquit trois étages où cette fois, il fit vraiment fortune.
Il cessa d'habiter chez sa mère en banlieue pour épouser une jeune et ravissante coiffeuse dont il avait fait la connaissance chez Maggy. Cette intermédiaire mondaine présentait ses protégées à des personnalités de la « haute" leur permettant de s'établir bourgeoisement.
Le couple emménagea un bel appartement cossu, rue de Mulhouse.
Pour la petite histoire, Eddy, l'époux de mon amie Claude, fréquentait le même cercle et jouissait des mêmes corps.
Ce fut chez les Latour que je découvris la première fois un téléviseur de salon en couleurs. Cela ne m'épata guère. Car vingt ans auparavant déjà, mon ami Toto Imesch bricolait dans sa grange outre son extraordinaire WC électrique de stupéfiants appareils à images mobiles.
Au cinéma, je préférais le Noir et Blanc à la couleur et je fus scandalisé, lorsque 20 ans plus tard, dans les années 90 des boutiquiers firent colorier d’anciens chefs d'oeuvre, comme d'autres charognards faisaient repeindre les peintures anciennes patinées par les ans et que les femmes firent appel à la chirurgie esthétique pour se relooker la façade!
Une fois "arrivé", Jacques Latour, ayant engrangé ses premiers millions de francs lourds, s'entoura d'une petite cour, sans jamais perdre de sa gentillesse ou de son humour.
Il collectionnait les personnalités, qu'elles fussent du grand monde, du demi monde ou de la pègre. Au fond, j'ai connu bon nombre de "collectionneurs" au cours de ma vie!
Ainsi, parmi ses habitués gravitaient des jeunes et jolies filles qu'il plaçait comme Maggy chez les amis en manque ou en besoin, et des jeunes et jolis garçons pour tenir compagnie aux vieilles belles à tempérament actif, possédant de saines finances.
Dans son Parc-aux-Cerfs, il y avait également des voyous beaux gosses, des garnements prêts à tout.
L'un de ces garçons à qui l'on eût donné le Bon Dieu sans confession se prénommait Willy.


Willy

Willy ne sortait pas de la cuisse de Jupiter mais d'une ferme de l'Oise où ses parents, de braves gens, s'échinaient à élever quatre vaches pour leur lait, un cheval pour les labours, quelques poules pour leurs oeufs, à entretenir un potager avec quelques arbres fruitiers et des légumes. Ils avaient de la peine à nouer les deux bouts à nourrir leurs 5 enfants, dont le cadet Willy ne fichait rien ni à la ferme ni à l'école, courait les filles, braconnait dans les propriétés giboyeuses du voisinage et chapardait dès qu'il pouvait aux devantures des boutiques ou chez les patrons qui l'employaient quelques jours.
A quinze ans, sans instruction mais avec une fringale de vivre libre, il arriva à Paris où sa belle petite gueule d'ange blond plut à de vieux pédérastes qui l'entretenaient à la petite semaine en attendant de le corrompre.
Mais dès qu'ils devenaient pressants, qu'ils tentaient des caresses précises ou des familiarités équivoques, il leur cassait la figure, emportant ce qu'il pouvait, argent, montres, bijoux, oeuvres d'art. Ses victimes n'osaient porter plainte et une longue période d'impunité le rendit terriblement sûr de lui et plus gourmand.
Mais, une nuit, il tomba sur un os.
Voulant dévaliser le vieil antiquaire chez qui il vivait depuis quelques jours, le cave se rebiffa, prit son arme et lui tira dessus, le blessant légèrement, avant d’aller porter plainte. Jacques Latour, prévenu par son ami le Commissaire Le Taillanter de ce qu'un adolescent plutôt beau gosse risquait la prison pour des années, lui fournit un bon avocat et se porta caution pour Willy.
Il lui trouva une chambre, lui fournit de l'argent de poche et l'utilisa dans son business comme homme à tout faire, le prêtant également, ponctuellement de temps à autre, aux Services spéciaux qui utilisaient ses compétences pour quelque coup tordu qu'ils ne pouvaient décemment confier à un fonctionnaire.
Latour, devenu promoteur immobilier, construisait de belles maisons pour cadres fortunés. N'étant ni architecte, ni marchand de biens, il utilisait pour ses plans de jeunes diplômés qu'il payait au cachet.
Pour dégotter des terrains pas cher il avait tissé un réseau de notaires complaisants qui lui signalaient les bonnes affaires.
Il s'agissait souvent de propriétaires endettés acculés à la vente, qui disposaient de terrains bien placés mais dans des périmètres inconstructibles.
Jacques les achetait au rabais, puis, grâce à ses relations et à son savoir-faire, Jacques parvenait à circonvenir les maires, à faire modifier le POS, à faire rendre gorge aux municipalités récalcitrantes aux combines.
Dans le sillage de Latour, le beau Willy portait plusieurs casquettes. Il était chargé de séduire les vieux beaux déserteurs du chemin des dames, de servir de cavalier à de vieilles dames fortunées, et à casser la gueule aux concurrents, aux rouleurs de mécanique qui osaient se mettre en travers des plans de son protecteur.
Jacques Latour et sa société construisaient à travers toute la France. Il avait de bonnes idées et beaucoup de flair. Dans la région parisienne d'abord où il avait eu  l'idée de lancer un style "Ile-de-France", maisons à toits "Mansard" aux allures de gentilhommières, aux toitures d'ardoises, aux murs de parpaing recouverts de lamelles de pierre de taille: architecture néo-classique plaisant beaucoup aux nouveaux riches.
Dans le midi, sur la Côte d'Azur ou en retrait, il privilégiait le style méditerranéen à l'italienne, imitant les demeures vénitiennes, ligures ou florentines.
Jacques Latour fut d'ailleurs l'ami de l'architecte François Spoerry, (1912-1999) créateur de Port Grimaud, dont les idées l'inspirèrent.

Iles Lavezzi
Une anecdote sur ses méthodes de gentilhomme-flibustier.
Jacques Latour avait acheté à bas prix une ravissante petite île sauvage, inconstructible, dans le parage des Lavezzi. Il avait aussi un client fortuné qui souhaitait construire une luxueuse demeure sur cette île, avec un port privé pour son yacht et une terrasse abritée pour recevoir son hélicoptère.
Dans un premier temps, Latour effectua les démarches pour obtenir un permis de construire, arrosant ici et là les fonctionnaires pouvant appuyer favorablement sa demande. En vain. Ses démarches se heurtaient à un maire incorruptible. Il imagina alors un stratagème un peu tordu pour forcer la main au maire de la commune dont dépendait son îlot.
Le maire souhaitait développer le tourisme dans sa commune et faisait tout pour attirer de riches investisseurs français ou étrangers, promoteurs d'hôtels de bonne catégorie ou de villas de luxe. Pour cela, il effectua tous les travaux nécessaires pour embellir sa petite cité, moderniser le port de pêche afin d’y accueillir des plaisanciers, etc. Or, n'obtenant pas les autorisations nécessaires ni le permis de construire demandé pour leur île protégée, Jacques Latour délégua à Bonifacio notre ami Willy accompagné d'une équipe de clochards et de clochardes misérables, pour la plupart édentés, éclopés, horribles à voir, parmi lesquels deux unijambistes et une cul-de-jatte.
Willy, flanqué d'une ravissante amie, avait bourse garnie et carte blanche pour entretenir tout ce petit monde et l'installer au soleil, en haillons et postures de mendicité, pour effrayer les vacanciers, incommoder les touristes. Parmi eux un pauvre hère couvert de pustules, un invalide de guerre exhibant son moignon! Une vraie cour des miracles.
Je participai à cette mascarade, je l'avoue sans trop de honte, sans aucun déplaisir, admirant la comédie, appréciant la technique de la mise en scène facilitant cette manipulation!
Pour la galerie, Willy s'affichait avec sa belle comme représentants d’une association d'aide sociale à vocation caritative, chargée de permettre aux plus démunis de jouir de vacances au soleil.
Le maire eut beau faire appel à la gendarmerie pour déloger cette racaille, le savoir-faire de Willy inspiré par Latour, trouva les astuces nécessaires pour mettre les rieurs de son côté.
Il engagea d'abord quelques gros bras bien rémunérés pour décourager les vigiles municipaux. Il réussit ensuite à attirer quelques correspondants de presse de la gauche nationale et internationale, pour leur décrire l'ignominie de cette chasse aux pauvres instaurée par les édiles d'une municipalité de droite, parlant d'insulte à la misère, d'inhumanité, etc.
Après une quinzaine de jours de guéguerre à la Clochemerle, Jacques Latour arriva en personne sur place, flanqué d'un politicien parisien du même parti que le maire.
Quelques réunions en tout petit comité, incitèrent l'élu récalcitrant à appuyer la demande du promoteur. Ayant accepté ses subsides à contre-coeur, menacé de se voir opposer un concurrent aux prochaines élections, il se soumit pourtant et, moins de trois mois plus tard, Jacques Latour obtint toutes les autorisations, édifia sur l’île une jolie résidence de luxe, empochant au passage un petit million bien mérité.


Jacques de Ricaumont

Ce fut Youki, - encore elle - qui me fit connaître Maryse Choisy, une femme sortant de l'ordinaire. Elle fut l'amie de Jacques de Ricaumont qui, bien que préférant les jeunes gens, souhaita l'épouser.
«Jacques de Ricaumont était le grand rêve secret de Michel Simon. Un peu avant sa mort, (1975), il présenta Jacques à sa toute jeune fiancée:
- Jusqu'à toi, Jacques était mon unique passion.
Maryse Choisy affirme que Michel Simon était comme Jules César. Il n’a jamais su quel sexe il aimait davantage. Se tournant vers moi, il risqua la banalité habituelle :
- Vous avez de beaux yeux.
Bien qu'il ne fût pas beau, Michel Simon avait beaucoup de charme. Chasse gardée. Je n'allais pas trahir. Michel Simon m'invita :
- Venez chez moi. Vous verrez ma guenon.








Cela déplut à Jacques. Il n'avait jamais cédé à Michel Simon et pour cause, il n'aimait que les jolis garçons glabres mais virils. Mais il était comme les grandes coquettes, il n'acceptait pas de perdre un soupirant fidèle.






Maryse: "Quand, à ce point, on a les mêmes goûts, il ne faut pas se marier. Je n'ai donc pas épousé Jacques. Mais il est resté un grand ami.»
Maryse Choisy s'est confiée dans son joli livre: Sur la route de Dieu on rencontre d'abord le Diable.
Succédant à André de Fouquières, Jacques de Ricaumont fut durant plus de vingt ans l'arbitre des élégances et le porte-parole médiatique de la bonne société de la droite royaliste voire de l'extrême droite. Pas de communistes, ni de socialistes, ni même de gaullistes dans son club. Rien que du beau monde bien pensant.
En ces années de décolonisation ses amis étaient tous adeptes de l’Algérie française voire militants actifs de l'OAS.
Il publia de très beaux livres parmi lesquels L'Éloge du Snobisme au Mercure de France et La Comtesse de Chateaubriand ou les effets de la jalousie chez Robert Laffont. Deux oeuvres délicates, ciselées avec art, orfèvrées avec talent, qui devraient rester dans la mémoire de ceux qui aiment la bonne littérature.

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Entre fesse et espionnage

Cette année-là (1960) je sentis que je tenais enfin le bon bout, que ma vie prenait un sens. J'allais devenir écrivain comme je le souhaitais depuis longtemps.
Vivre de ma plume devint le seul, l'unique but de ma vie. Et un jour, je décidai que je ne ferai que ça : écrire.
N'ayant plus trop d'illusion sur la littérature, les gens de lettres, le milieu, je me promis d'accepter n'importe quel travail de plume, d'écrire sur commande, de torcher n'importe quel récit pourvu qu'un éditeur, fût-il de trente-sixième ordre, me le payât.
Chichement, mais que je puisse en vivre.
C'est ainsi que j'entrai dans le monde haut en couleurs des marchands de papier imprimé, par une toute petite porte. Je composai à la va-vite un premier roman d'espionnage Feu vert pour la Main rouge que publia Serge Krill aux Éditions Atlantic et Grand Damier.
Jacques Latour me permit de rencontrer Roger Wybot. Patron du SDECE c'était à l'époque un personnage au pouvoir considérable. Entre le haut fonctionnaire cultivé et le jeune Helvètes béotien, le courant passa. Quand je lui fis part de mon projet de me lancer dans le roman d'espionnage, il sourit et me dit que je tenais assurément là un excellent filon. Il me donna quelques conseils, me suggérant de coller le plus près possible à la réalité, car le monde divisé de l'après-guerre offrait au romancier un nombre incalculable de situations romanesques à souhait.
Lorsque je lui eus offert mon premier roman, et qu'il l'eut parcouru, il m’adressa quelques mots d'encouragement griffonnés sur un pneumatique :
«Peut faire mieux, laissez-vous aller, débridez votre imagination... dans le domaine de l'espionnage, la réalité dépasse toujours la fiction.»
Coïncidence curieuse, vingt ans plus tard, une de mes amies, la romancière Catherine Arley emménagera au 44, boulevard Suchet où demeurait Roger Wybot qui avait pris sa retraite!
James Hadley Chase, dont je dévorais les romans publiés dans la Série Noire, demeurait à Paris dans un charmant hôtel du quartier latin. Ému à l'idée de rencontrer mon idole, j'hésitai longtemps avant d'oser lui rendre visite sur la recommandation de Pierre Prévert (le frère de Jacques).
Il me reçut avec gentillesse et chaleur, m'offrant cigare et whisky pour me mettre à l'aise et parla de ce Paris qu'il aimait. Lorsque, tremblant, je lui demandai ce qu'il fallait faire pour devenir comme lui un romancier célèbre, il me dit en riant de ma question stupide: «Tuez votre éditeur!»

Le meublé du square de Châtillon

L'hôtel Notre-Dame était pour moi, malgré sa modestie et son peu de confort, une résidence très au-dessus de mes moyens. Aussi, bien que cela me coutât, je suivis les conseils de Youki et emménageai chez l'une de ses connaissances, une veuve à son aise, qui accepta de louer une chambre meublée au "jeune écrivain prodige" que son amie lui recommandait.
Ah! square de Châtillon, c'était le luxe, pour le traîne savate que j'étais.
Mme Bertrand-Dupont, appelons-la comme ça, était une grande bourgeoise dans la soixantaine - mais du mauvais côté - qui portait très bien son âge. Elle fut ravie de m'héberger chez elle, contre un petit loyer, mais exigeait en contre-partie que j'accepte de temps à autre à venir bavarder avec elle dans son salon autour d'une tasse de thé et de petits gâteaux aux amandes.
Elle avait également édicté une règle de bonne conduite du jeune locataire. Ce règlement verbal m'autorisait à recevoir des visites personnelles à condition que mes relations lui fussent présentées, qu'elles ne soient pas trop nombreuses, ni trop bruyantes, ni trop fréquentes... Il m'était formellement interdit de recevoir des filles dans ma chambre durant la nuit, etc.
Ma chambre située au rez-de-chaussée était la première à droite, après l'entrée et l'une de ses fenêtres donnait sur le square. Il arriva donc ce qui devait arriver...
Mon premier visiteur fut Christian Durieux, le garçon le plus libre du monde, le plus frondeur, le plus facétieux aussi.
Il se promenait généralement en tenue de cavalier, ce qui lui allait fort bien.
Bottes vernies, culottes de cheval, cravache et bob.
En arrivant, il se vautrait sur mon grand lit sans ôter ses bottes, se mettait à chanter, à parler haut et fort, à rire aux éclats en racontant ses aventures cochonnes. Ou tout simplement à dormir, après une nuit blanche.
J'étais terrorisé à l'idée que la sévère Madame Bertrand-Dupont soit en train d'écouter nos conversations le plus souvent scabreuses, l'oreille collée à la porte.
Christian avait l'oreille fine. Un jour, il bondit du lit, cravache à la main gauche et pesant brutalement sur la poignée, il tira le battant à lui, tandis que ma logeuse surprise tomba à genoux sur le sol.
- Ah! Ça, maraude! On écoute aux portes maintenant ? Tu connais le tarif ? Trois coups de cravache!
Devant l'air décontenancé et penaud de la vieille, il se mit à rire aux éclats et articula lentement, dans un large sourire:
- Pour aujourd'hui, ma belle, je pardonne! Mais si tu recommences, je te botte les fesses...
Ce fut ce jour là, je crois, que Christian m'invita à une soirée chez les soeurs Rossignol, deux amies de sa collection d'admiratrices.

La soirée chez les soeurs Rossignol

Christian Durieux m'amena chez ses amies Jany et Georgie Rossignol à l'occasion d'une "party", comme l'on disait alors.
Je ne me souviens plus du tout ni en quel quartier, ni en quel lieu se déroula cette soirée qui demeure, pour plusieurs raisons, un événement considérable dans ma vie. J'y fis la connaissance de plusieurs personnes qui sont restées amies et dont certaines ont eu une grande influence sur moi.
C'est en effet chez Georgie et Jany que je fis la connaissance de Bernard de Carsalade, de Vicki et Martin de Hauteclaire, de Fernande et de quelques autres. Jany, Georgie et leur frère étaient originaires de St-Cirq-Lapopie cette charmante cité moyenâgeuse du Lot chère à André Breton. (J'avais accompagné un jour Youki et Henri chez Breton, depuis Belvès, à bord de la voiture de Roland Massot, et avais passé des heures inoubliables en leur compagnie à écouter leur échange de souvenirs).
Janie était enseignante, Georgie secrétaire. Elles étaient jolies, gaies, vives, libres et très entourées.
Il faut dire que ce soir-là je voyais réunie la plus belle assemblée de filles qu’il me fut donné de voir.
Fernande une jolie femme blonde, la quarantaine réservée, avait été amenée là par Vicki, directrice d'une agence de détectives privés de la rue Washington.
Négligée par son mari, Fernande avait recours aux services de l'agence de Vicki pour découvrir les raisons et les causes de ses absences, de ses voyages.
Blonde somptueuse et appétissante, Vicki avait elle-même été abandonnée par son mari, fondateur de l'agence, qui lui laissa une fille en bas âge, l'agence et les dettes du ménage, pour filer à l'étranger avec une de ses riches clientes.
En fait, je le saurai plus tard, cette soirée avait été organisée par les soeurs Rossignol pour favoriser des rencontres, des regroupements de solitaires et d'esseulées, avec quelques jeunes gens comme chevaliers servant d'appeaux.
Jany épousera Jean-Claude, un jeune juriste protestant qui connaîtra une belle carrière préfectorale avant d'acquérir son bâton de maréchal comme secrétaire d'État au Tourisme dans un ministère de Jack Lang.
Pour la petite histoire, ce "Ministre de l'Infâme" ! comme le surnomma un de nos humoristes, voulut un jour imposer à l'honnête et scrupuleux "réformé" d’héberger dans le joli Hôtel particulier de son ministère proche de l'Étoile une exposition pornographique.

Le sang huguenot de l'ami Vinard ne fit qu'un tour, poussant cet homme réfléchi à donner sur l'heure sa démission, ce que notre « Cu-lèché" accepta avec allégresse.

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L'Agence Vicky
Vicky était l'épouse d'un célèbre détective privé dont elle avait une fille d’une dizaine d'années. Son mari l'ayant quittée pour suivre une de ses riches clientes, lui avait laissé leur agence, leur appartement du quartier des Champs-Elysées et leur clientèle. Pas chien, il lui versait une pension très honorable. Mais il avait emmené dans ses bagages ses méthodes d'investigation et ses deux meilleurs collaborateurs.
L'Agence Vicki fut à l'origine et sous la direction de son créateur une officine florissante dont la clientèle riche et influente payait très cher des services souvent en marge de la légalité. Protégé par le Ministère de l'Intérieur et soutenu par la direction des différents services de police, l'Agence utilisait des flics à la retraite, des espions grillés, des enquêteurs du ministère des finances, la plupart réformés non pas pour avoir accédé au seuil d'incompétence mais victimes de la sacro sainte limite d’âge de la fonction publique.
La jeune femme souhaitant poursuivre les activités fort lucratives de l’agence avait recruté des collaborateurs par petites annonces. Parmi les candidats, un quinquagénaire grisonnant, petit, râblé, au physique quelconque, passe-partout, savoureux accent du Sud-Ouest, hâbleur et culotté fut engagé sur le champ. En moins d'une semaine, sa faconde, son entregent, son dynamisme, son savoir-faire lui ouvrirent le coeur et le lit de la belle délaissée.
Le hasard de la destinée fit que Fernande, vint faire appel à l'agence Viki pour faire suivre son volage époux et repérer avec qui il la trompait.
Or, si l'Agence de la rue Washington gardait une belle réputation, elle n’était plus que l'ombre d'elle-même depuis le départ de son patron.
Ce fut donc Martin qui fut chargé de la filature du mari de Fernande. Or Martin était écrivain mais pas détective. Aussi, ne parvenant guère à maintenir le contact avec son objectif circulant à bord d'une voiture rapide, le brave Martin se contentait de rédiger de très beaux rapports de filature, totalement bidon, que Vicky faisait payer très cher à sa riche et jolie cliente.
L'agence n'avait donc qu'un employé Martin de Hauteclaire. Cet écrivain quinquagénaire et chauve portant moumoute, avait un passé sortant de l'ordinaire.
Amant de la belle Vicki, c'est lui qui exerçait les filatures et écrivait les rapports d'activité pour la clientèle. Des morceaux d'anthologie.
Personnage truculent, au fort accent gascon, Martin n'avait pas de permis de conduire. Donc il ne pouvait "filocher" qu'à pied, en autobus ou en métro.
En fait, il "filait" très peu, et pour cause, mais, installé dans un bistrot, il décrivait avec beaucoup de talent et de minutie dans ses rapports des filatures aux péripéties imaginaires.
Au cours de soirées rue Washington, restées mémorables, les récits de ces épopées de trottoir nous laissaient morts de rire. Je me souviens de quelques-unes d'entre elles.
C'étaient généralement des histoires de trahisons conjugales.
L'une des plus belles, sans conteste était celle où deux ministres du Général de-Gaulle pas en très bons termes, échangeaient sans le savoir leurs épouses obtenant d'elles, chacun de son côté, des confidences sur l'oreiller.
Cette simple affaire de cocus parvint à déstabiliser la bonne harmonie du gouvernement durant quelques jours, peut-être pour quelques semaines. Les secrets échangés filtrèrent, goutte à goutte dans la presse à scandale et furent également recueillis sur l'oreiller par un journaliste de la gauche caviar. Ce fut le régal des soupers mondains.
Le brave Martin chargé de surveiller les relations de l'une des ministresses s'efforça de percer à jour ses allées et venues. Il ne se doutait pas qu'il était lui-même suivi par des agents de la DST.
Hauteclaire agissait toujours à l'économie. Il ne travaillait pas comme ces héros de films américains pilotant des voitures de course et jetant l'argent par les fenêtres. Il filochait en besogneux, faisait le poireau, s'identifiant par avance à ce que sera plus tard l'inspecteur Colombo.
Un soir, à la sortie d'un petit hôtel élégant et discret de la rue du Faubourg Saint-Honoré, la femme du ministre s'aperçut de la filature grossière dont elle était l'objet.
Coléreuse et énergique, elle ôta un escarpin de son pied et en frappa vigoureusement du talon le pauvre Martin. A peine eut-il échappé aux coups de la tigresse que deux flics en civil jaillis d'une voiture banalisée, l'emmenèrent au commissariat des Champs-Elysées où il subit un interrogatoire musclé.
Tabassé, le visage tuméfié, il regagna la rue Washington tout penaud.
Nos soirées de la rue Washington étaient fort gaies. Bernard de Carsalade apportait son traditionnel "canard Nutrix" et quelques bons vins du Sud-Ouest. Martin de Hauteclaire recevait chaque semaine, par la poste, de Toulouse, un délicieux gigot portant l'inscription indélébile à l'encre violette "Impropre à la Consommation".
Sa mère, ayant épousé en secondes noces un boucher-charcutier renommé de la Ville Rose, prélevait dans leur boutique gigots, côtes de boeuf, magrets et foies gras ainsi estampillés pour tourner la loi affirmait-elle!
Je participais moi-même à ces festins avec des cochonailles vaudoises, de la viande séchée des Grisons et des fromages helvétiques, dont le puant Schabtziger ou, en saison, le délicieux Vacherin de la Vallée de Joux que m'envoyaient de Suisse mes amis Janine et Milo.
Faute de renouvellement de clientèle et de résultats, l'agence jadis florissante périclita en quelques mois, et Vicki s'étant rendu compte que Martin se livrait à des attouchements sur sa fille, se moquait d'elle et la trompait, l'expulsa.
Martin de Hauteclaire
L'histoire de Martin vaut d'être contée. Christian Couderc pour l'état civil, Martin est né aux alentours de 1910. Fils d'un métayer de la famille d'Eaubonne, exploitant le domaine de Hauteclaire dans le Sud-Ouest, il s'était marié et subsista semble-t-il grâce à de menus travaux, sans parvenir à trouver sa véritable voie.
En fait, la guerre, lui offrira l'opportunité de changer radicalement de vie.
D'abord, il quitte le foyer conjugal et disparaît dans la nature. Il existe deux versions sur cette disparition.
La première, la sienne il rejoint un maquis gaulliste de la région alors tenue en mains par les maquis communistes.
La seconde, celle de sa femme : il collabore avec les Allemands.
Toujours est-il qu'à la Libération, son épouse, militante communiste, le dénonce comme collaborateur. Recherché, on le retrouve à Toulouse où il est hébergé par sa mère.
Jeté en prison, fers aux pieds, trop pauvre pour s'assurer les services d’un avocat efficace, Martin a beau clamer son innocence, il a toutes les chances d’être passé par les armes.
Pourtant, il ne cesse de prétendre avoir été un résistant de la première heure, puis d'avoir rejoint l'armée Leclerc grâce aux filières gaullistes, avant de participer à la glorieuse épopée de la Libération de Strasbourg.
Ses allégations ayant fini par se révéler exactes malgré l'obstruction des communistes, Martin est libéré, obtient le divorce, et se réinstalle à Toulouse, chez sa mère, qui, entre temps, avait épousé un boucher.
Il fréquente assidûment les bibliothèques, se met à écrire. Il pond ainsi quelques centaines de pages d'une épopée imaginaire, dans un style classique, au registre noble voire un peu ampoulé, qu'il présente comme une histoire vraie. Une oeuvre monumentale dont une partie sera publiée en 1947 sous le titre Toute la Terre à nous.
Le succès est immédiat. Tam-tam médiatique. Des pages entières de critiques élogieuses dans les meilleurs journaux. On lui attribue le célèbre Prix Vérité. Le tirage grimpe, les ventes se comptent par dizaines de milliers. Une pluie d’argent s'abat sur le pauvre Martin qui peut enfin s'installer à Paris dans un logement décent, rue des Quatrefages, dans le Quartier Latin.
Martin vit sur un petit nuage rose. Le Tout-Paris l'invite, le dorlote. Il est interviewé par les médias. N'étant pas gascon pour rien, il s'invente une légende. Il devient une légende.
Mais un jour, patatras. Françoise d'Eaubonne, écrivain médiocre et sans talent, mais appartenant à la famille dont le père de Christian Couderc fut le métayer, dénonce la supercherie dans Les Lettres Françaises. Elle prétend que cet «authentique chef d'oeuvre criant de vérité» n'est qu'un montage littéraire fabriqué en bibliothèque, que Martin de Hauteclaire ce flamboyant aventurier se nomme en réalité Christian Couderc, qu’il est le fils du métayer de son père. Elle le décrit comme un pauvre mythomane raté.


Le Patriote (mars 1952)
Si le succès du livre fut foudroyant, la descente aux enfers sera tout aussi soudaine. Si les médiapithèques aiment abuser le monde, ils n'aiment pas être roulés dans la farine.
Je relate cette histoire telle que je la conserve dans mon souvenir. Je ne jurerai point que tous les éléments en soient rigoureusement exacts.
Ce que je sais c'est que le Martin de Hauteclaire de Toute la terre à nous, et de Nungesser, fut un auteur de grand talent. Il écrivit d'autres oeuvres remarquables, notamment Le Grand Axe ouvrage prémonitoire sur la fracture qui allait diviser le monde après la décolonisation, la lutte sournoise opposant les peuples riches et les peuples pauvres, jusqu'à la lutte armée, le terrorisme aveugle, les attentats à venir et la haine.
Je sais aussi qu'il resta toujours gaulliste de coeur, qu'il conserva des amitiés précieuses parmi les Compagnons, même si les ouvrages parus sous le nom de Frère Martin sont des oeuvres douteuses. Il ne faut pas oublier que Martin fut avant tout romancier même s'il tenait à donner un caractère d'authenticité à ses récits.
Voici d'autres anecdotes qui me reviennent en mémoire.
La passerelle d'Évry-Petit-Bourg.
Je demeurais à Brunoy, dans un atelier de peintre niché au fond d'un parc à l'abandon appartenant à Madame de Ruaz, veuve du peintreet graveur Émile de Ruaz et belle-soeur du célèbre commissaire-priseur et marchand de tableaux de la rue St Honoré portant le même nom.
Des amis motorisés venaient me voir. Parmi eux Fernande, le fidèle Christian Durieux, les soeurs Rossignol, Georgie et Jany accompagnées de leurs époux, et parfois de Martin de Hauteclaire, leur protégé.
Je leur mitonnais sur mon réchaud à alcool ou, l'hiver, sur le poêle à charbon, le boeuf aux carottes ou la fondue valaisanne, le choux rouge à la flamande ou le schübling rösti.
Grand marcheur, j'entraînais mes amis à travers bois. La forêt de Sénart point encore aménagée était le havre de paix des sangliers, des renards, des biches, des vipères, des faisans.
Un homme des bois l'habitait vivant avec sa sauvageonne de femme et leurs deux enfants en bas âge dans une cabane au fond du bois. Demeurant avenue des Platanes, je les voyais souvent passer devant chez moi, silhouettes d'un autre temps et d'un autre monde que l'on eût dit "croquées" par Daumier.
La forêt traversée en largeur permettait de déboucher sur la Seine, à la hauteur d'Evry-petit-Bourg, que l'on atteignait en franchissant une antique et branlante passerelle métallique. Lorsque la fringale constructriviste s'abattit sur la charmante bourgade endormie, le saccage fut total et le désastre fut irrémédiable.
Un jour, en compagnie de Christian Durieux, et des Vinard, en atteignant le milieu de la passerelle, nous voyons soudain le bon Martin se débraguetter, sortir de son pantalon son gros outil et pisser dru entre deux barreaux sur un skieur nautique évoluant en contrebas.
Je ne me souviens plus si le jet d'urine atteignit le sportif, mais je vois encore la hure réjouie de Martin, tirant la langue et secouant son chibre en nous dévisageant.


Rue Mazarine
Martin de Hauteclaire demeurait rue Mazarine dans une petite chambre sous les toits que lui prêtait un ami. Dans le même immeuble habitait André Wurmser, communiste pur et dur, bête noire de la droite militante.
En ce temps-là, à Paris, - vers 1960 -, les petits attentats au plastic contre des ennemis politiques défrayaient quotidiennement la rubrique faits-divers des gazettes.
Un jour une bombinette visant à intimider le journaliste de l'Humanité, explosa dans l'immeuble de Martin. è bout de ressources mais pas d'imagination, il profita du tumulte, du désordre, des gravats encombrant le couloir pour téléphoner chez Fauchon pour commander quelques victuailles accompagnées de flacons de bon vin, qu'il récupéra dans un panier attaché à une cordelette où le livreur les déposa, avec la facture.
Notre filou ne renvoya pas le panier avec un chèque ou les espèces nécessaires au règlement de la commande. Pour la bonne raison qu'il ne possédait pas de chéquier et qu'il n'avait plus un rond !
Le livreur ne pouvant franchir le cordon de police établi autour de l'entrée de l'immeuble ne toucha donc pas son dû et ses patrons non plus, malgré leurs relances, pour la bonne raison que le nom de Martin de Hauteclaire ne figurait pas sur la boîte aux lettres du couloir, ni sur la porte de sa chambre sous les toits que lui prêtait un ami.
Aux jours de grande dêche, le brave Martin avait plus d'un tour dans son sac.
Une de ses astuces coutumières pour renflouer ses finances consistait à fourguer des livres achetés en solde à des naïfs ou des naïves. Cela consistait à relever dans les gazettes type Figaro, les annonces nécrologiques et à envoyer contre remboursement à la veuve éplorée un ouvrage soi-disant commandé par le mari décédé.
La plupart payaient sans rechigner, considérant cette commande comme le dernier souhait du défunt. Une autre méthode, lorsque le succès de la précédente marchait moins bien, consistait à publier des petites annonces alléchantes dans les journaux populaires vantant un ouvrage illustré sous le commentaire "Tout ce qu’une jeune fille doit connaître avant de se marier" ! A ceux et celles qui espéraient recevoir contre leur argent un ouvrage grivois, aux recettes amoureuses infaillibles, Martin envoyait un vulgaire livre de recettes de cusisine illustré acheté en solde au Marché aux Puces.


Paul
Je fis la connaissance de Paul à la fin des années 50 chez les soeurs Rossignol chez qui m'avait emmené Christian Durieu. C'était un jeune et beau garçon, charmant, bien élevé et cultivé. Nous devînmes très vite de bons amis, un peu à la manière dont Favrel et moi avions sympathisé. J'avais beaucoup à apprendre de lui.
Paul avait du charme, de l'élégance, de la classe. Il parlait bien, avait de l'entregent, entretenait des relations utiles, fréquentait la bonne société, savait se conduire dans le monde, toutes choses qui m'étaient alors totalement étrangères.
Il m'invita à Bodeuc, la résidence d'été de sa mère, située près de la Roche-Bernard où je passai des vacances merveilleuses. Pour la première fois de ma vie je vivais au sein d'une famille aisée, dans un cadre magnifique, en compagnie de gens policés, cultivés, fortunés.
Ici, l'étiquette était encore à l'honneur, les bonnes manières et les préséances primaient l'intelligence. On mangeait dans de la belle vaisselle, on buvait dans des verres de cristal, on allait à la messe le dimanche.
Gauche et timide, je singeais le mieux possible les manières élégantes et policées de mes hôtes, approuvais leurs idées même lorsque je les trouvais opposées aux miennes, surveillais mon langage, évitais les impairs.
La maîtresse de maison - m'avait apparemment à la bonne. Sous le couvert d'une mise à l'épreuve, elle me consultait à tout bout de champ, sollicitait mon avis sur tout, me tournant et me retournant sur le gril.
Je l'accompagnais dans sa tournée chez les fermiers, sur le marché, apprenant comment parler et diriger les domestiques, comment choisir et acheter les produits frais, comment marchander sans en avoir l'air.
Avec Paul et ses trois jeunes enfants, j'allais à la pêche, dans l'étang de la propriété ou les ruisseaux à grenouilles et écrevisses proches du manoir.
Nous nous rendions aussi à l'étang du Rodoir, plus poissonneux, où il nous arrivait de ferrer un brochet de belle taille ou un black bass.
Paul et moi devînmes inséparables. Si nous avions le même âge nous étions issus d'origines très différentes. Paul devint mon mentor. Il s'évertua à lisser les aspérités de l'Helvète mal dégrossi que j'étais et, lors des vacances d'été, il m'emmenait chaque année dans sa famille, pour des vacances de rêve.
Sa mère, était veuve et élevait du mieux qu'elle pouvait ses 5 enfants.
Énergique, pieuse et très droite elle conduisait sa maison d'une main de fer dans un gant de velours.
Paul était son chou chou. Elle lui passait tout, fermait les yeux sur ses vantardises, ses turpitudes.
A Bodeuc, la massive demeure familiale bâtie à la fin du XIXe siècle, dressait sa silhouette cossue au milieu de son parc magnifique dans un cadre magnifique.
Tout proche, le «Vieux Bodeuc» où demeuraient des fermiers vivant dans la crasse, dressait dans un vallon abrité les somptueux bâtiments - un peu fatigués - d'une antique gentilhommière. Un ruisseau à écrevisses et à truites traversait le domaine alimentant un étang où nous pêchions le goujon, la carpe et l'anguille.
Des escapades nous conduisaient à la Roche-Bernard toute proche, à Guérande, à la Baule et jusqu'à Vannes, aux bords du golfe du Morbihan, où Paul me montrait avec fierté la vieille demeure sur les remparts où demeurait la famille jusqu'à la mort de son père, médecin renommé.
Nous rendions aussi parfois visite à son oncle Louis de la Jousselandière, frère de sa mère qui, complètement ruiné, avait été recueilli par les bonnes soeurs de Missillac. L'oncle Loulou avait perdu une jambe à la grande guerre et sa fortune en menant grand train en compagnie de jolies femmes et d'amusants pique-assiettes.
Aux temps de sa jeunesse, il avait connu le flamboyant Boni de Castellane auprès de qui il avait pris quelques leçons de méconduite.


La fumerie de la Gare de Lyon
Dans les années cinquante, la drogue était encore réservée aux gens riches, à ceux que nous appellerions aujourd'hui les Bobos. Quelques privilégiés disposaient, dans le Quartier Chinois qui s'étendait à proximité de la Gare de Lyon, de petits «fumoirs» privés luxueusement installés dans les étages d'hôtels qui ne payaient pas de mine où ils pouvaient librement se livrer à leur vice en compagnie d’éphèbes ou de jolies filles complaisantes.
Paul avait ses entrées dans ces mauvais lieux où nous nous rendions pour épater quelques provinciaux de passage tout en nous régalant de bonne cuisine.
Jean Cocteau venait volontiers ici tirer sur le bambou en compagnie du baron Van Heekeren qui tenait table ouverte.
S'il m'arriva de participer à ces soirées particulières, je dois avouer que je n'y ai jamais pris goût, qu'à la première goulée de fumée j'étais malade et que je préférais les caresses furtives des filles présentes, aux ivresses de l'opium.
Si Paul aimait cette ambiance, il n'était pas plus accro à la drogue que moi. Il appréciait ce parfum de mystère, de clandestinité en compagnie de gens riches et célèbres dont les moeurs l'épataient.
Peu à peu les notables délaissèrent leurs fumeries particulières de la Gare de Lyon pour tirer sur le bambou chez eux dans de luxueux fumoirs aménagés avec goût, sans craindre les descentes de police qui se faisaient plus fréquentes.
Fortune faite, les hôteliers et les restaurateurs chinois émigrèrent eux aussi vers des quartiers plus nobles lorsque leurs moyens le permettaient.
Nous nous étions liés avec des tenanciers chinois qui nous faisaient leurs confidences. M. et Mme Ly par exemple, dont la nombreuse famille fut transférée en France après d'innombrables tractations et règlement au prix fort à divers intermédiaires, à commencer par les émissaires du gouvernement communiste.



La fin d'un monde
Avec l'avènement du gaullisme nous assistions à la fin d'un monde. Les valeurs établies depuis des siècles, telles que le travail bien fait, l'honnêteté, la sobriété, l'économie, l'autarcie n'auront plus cours. Dans le même temps, la création de nouvelles méthodes, le domaine des affaires explosa : des milliers de candidats à la fortune facile et rapide se lancèrent dans la création d'entreprises de toutes sortes, sans aucune compétence, mais pour «faire de l'argent». Bistrots et Restaurants, Agences de voyages, Laveries automatiques, Supérettes s'ouvrirent un peu partout entraînant tout autant de faillites.
Un travail, un métier nécessitant un effort prolongé n'était plus à la mode, chacun voulait tout et tout de suite. L'on assista à un engouement extraordinaire pour le gadget, à une explosion d'acquisitions d'objets inutiles, à une soif incroyable de nouveautés. Certaines de ces machines étaient fort utiles et facilitaient la vie quotidienne, notamment celle des femmes. La machine à laver, l'aspirateur, le réfrigérateur, la cuisinière moderne à four incorporé, le téléphone, ont simplifié la vie de millions de femmes. La moto et l'auto ont permis à chacun de se déplacer librement.
Mais tout cela avait un coût. Et si le prix de ces machines est devenu accessible au plus grand nombre, si les salaires ont fortement augmenté, le coût de la vie a le plus souvent progressé voire dépassé le budget des ménages les forçant à s'endetter durablement et contraignant l'épouse à travailler.
La cellule familiale traditionnelle s'est d'abord fissurée avant de se déglinguer.
L'une des conséquences de cette course à l'argent, au confort, au gadget avec recours au crédit, fut l'abandon du travail bien fait, de l'éducation des enfants, des qualités ménagères.
Le besoin de consommer tout tout de suite comme y invitait la publicité envahissante transforma de fond en comble une société jusque là équilibrée, enracinée dans ses valeurs d'économie et de probité traditionnelles.
La motorisation des foyers, l'irruption de la télévision, l’aménagement d'appartements plus confortables, de cuisines pleines d'appareils ménagers, si elle simplifia d'abord la vie des femmes, amena comme corollaire le surendettement des familles.
Ce surendettement dû à la publicité entraînant le recours au crédit força la femme à travailler au-dehors, abandonnant les enfants à eux-mêmes dès la sortie de l'école.
Rentrant du travail, après une journée de travail épuisante, les mères de famille avaient encore à effectuer les travaux ménagers, la cuisine, tandis que le père s'il ne s'éternisait pas au bistrot, préférait généralement lire son journal vautré devant la téloche, plutôt que d'aider ses enfants à effectuer leurs devoirs.
Vingt années de ce régime du toujours plus, ruina pour longtemps l’harmonie familiale. Moins de conversation, de veillées intimes, de relations de voisinage.
Le modèle proposé par les émissions de télévision de plus en plus médiocres entraîna un abêtissement programmé d'une population, sa mise en esclavage.

J'ai assisté à cette transformation sans jamais souhaiter en être partie prenante.
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