mercredi 21 décembre 2016

23) ESQUISSES ET CROQUIS



Escapades italienne - Pierre Manzoni



Au retour d'une de nos escapades italiennes, Amparo et moi nous retrouvons dans un quartier populaire de Gênes, à la recherche d’un hôtel sympathique. Dans un bistrot animé, peuplé d'étudiants et d'artistes hauts en couleur, un jeune homme nous apostrophe :
– Hé vous, les Français, venez donc ici !
– Un peu provocateur, je rétorquai :
– Nous ne sommes pas Français, je suis suisse allemand et Maria, galicienne
– Ça fait rien vous avez de bonnes têtes On vous offre à boire !
– On se présente : Marc, Maria del Amparo, Piero Manzoni.
– Qu'arrosez-vous ?
– Une invention ! Une invention géniale ! La plus géniale invention artistique depuis le cubisme et l'art abstrait !
– Eh bien ! Pouvons-nous voir l'oeuvre ? Les oeuvres ?
– Bien sûr. Elles sont là-bas, sur la table, parmi les boissons et les sandwichs du buffet. Venez-voir...
Nous suivons notre nouvel ami et nous voyons trôner au milieu des fiasques de vin et les monceaux de cochonnailles, une pyramide de boîtes de conserve. Des boîtes rondes au couvercle serti portant un numéro et une signature : Piero Manzoni, et sur le flanc une étiquette mentionnant son contenu en trois ou quatre langues : « Merde d’artiste en boîte ».
Peu de temps après, j'appris par les gazettes d'art, nombreuses à l'époque, que Piero Manzoni (1933-1963), était devenu le pape d’une nouvelle avant-garde : inventeur de "l'art achrome", il exposa des oeuvres réalisées dans des matériaux divers mais uniformément blanches. Puis, jamais à court d'idées, il avait inventé "l'art corporel" ou "body art", signant des corps nus qu'il exposait dans des galeries snob.










Aujourd'hui - 2003 - les "boîtes" de Pierre Manzoni sont vendues aux enchères en salles de vente et atteignent des prix étonnants : entre vingt-cinq et trente mille euros pièce! Tandis que ses belles filles peintes à cru sont mortes dans la misère, chacune de leurs photos originales valent leur pesant d'argent.





La Chapelle de Villefranche





La frontière passée une pancarte me tire l'oeil : "Chapelle de Cocteau". Amparo et moi décidons d'aller jeter un coup d'oeil sur cette antique chapelle des pêcheurs fraîchement revisitée par Jean Cocteau.
Mes amis Henry Espinouze et Youki Desnos aimaient beaucoup ce vibrion touche à tout, amusés par sa fantaisie, son culot, sa gentillesse, faisant une oeuvre d'art de sa vie.
Nous découvrons une belle chapelle antique restaurée avec art, allègrement défigurée par le turlupin. Sans doute, ainsi qu'il en fut pour les façades de nos cathédrales jadis peintes de couleurs vives, les siècles déposeront-ils là-dessus leur patine et leurs moisissures.
Quelques années plus tard, lisant Le Passé défini, je fus stupéfait de lire sous la plume du poète ce cri d'orgueil : « Je sais moi, que cette oeuvre est comparable aux églises les plus illustres de la Renaissance, mais je ne peux le confier qu'à ce journal. ».


Pornographe
Durant plusieurs années je bâclais à la chaîne de méchants petits romans que je n'avais aucune difficulté à faire éditer et qui se vendaient comme des petits pains dans des collections à quatre sous ou "sous le manteau".
Nous étions un petit cercle d'auteurs à oeuvrer dans ce créneau que nous appelions la "littérature alimentaire". Nous nous connaissions à peu près tous et nous nous refilions volontiers des tuyaux ou des adresses utiles.
Ce milieu foisonnait de petits éditeurs et de petits auteurs ne travaillant que pour de l'argent vite gagné, grâce à une rotation accélérée de la clientèle et des fournisseurs. Des auteurs de qualité, aux revenus médiocres, se livraient également à cette besogne mercenaire pour arrondir les fins de mois.
Grâce à une fortune rapide qui leur permettait de viser plus haut, quelques éditeurs de talent prirent leur envol, à coup de pub, lançant sur le marché un porno mondain, littéraire, dissimulé sous une présentation anodine, et de jolis scandales. qui leur permettait de viser plus haut, quelques éditeurs de talent prirent leur envol, à coup de pub, lançant sur le marché un porno mondain, littéraire, dissimulé sous une présentation anodine, et de jolis scandales.
J'ai côtoyé de ces aventuriers, sans jamais me lier d'amitié avec eux, les Maurice Girodias, Jean-Jacques Pauvert, Losfeld, etc
J'appris beaucoup de choses, durant ces années de servitude, tant sur la littérature, le milieu artistique, la clientèle, le caractère des hommes, la cuisine nauséabonde des affaires.
J'ai très vite compris qu'« écrire » ou « peindre » de même que « chanter » ou « danser » étaient des activités hasardeuses, ne souffrant pas la médiocrité, comportant des voies diamétralement opposées : la vocation ou la profession. Le mot anglais « occupation » paraît le plus approprié pour qualifier cet « état ».
Louis Veuillot a dit en son temps : « Sur cinquante écrivains de profession, nous en comptons trente-quatre plus ou moins timbrés et quinze tout à fait. Ces quinze sont philosophes. »
Ce que le jeune « artiste » recherche en se lançant dans cette activité est souvent confus. Citons pêle-mêle l'attrait de l’indépendance, de la notoriété, de la liberté, de la réussite matérielle, de la gloriole, de la renommée... Paul Léautaud dans son extraordinaire Journal Littéraire exprima tout cela bien mieux que je ne saurais le faire.
Il est évident qu'en se lançant dans l'une de ces brillantes carrières artistiques, un adolescent pense à tous ces gens célèbres dont les maîtres lui parlent avec ferveur, comme jadis les jeunes filles rêvaient au prince charmant qu'elles épouseraient pour leur bonheur.
Je n'étais plus un adolescent. La vie réelle m'apprit vite à revenir sur terre. L'histoire nous montre combien rares sont les vies d’artistes vraiment réussies, joignant le bonheur à l'aisance. Combien seules sont dignes d'intérêt les existences torturées.
Il est vrai qu'au fond, il en va de même pour toutes les existences humaines, tous les corps de métier. Chacun envie la situation de son prochain, le travail exercé par son voisin.


Amis fidèles
J'ai côtoyé quelques personnalités accomplies, bien dans leur peau, à la place que le destin leur avait réservée.
Mon ami Milo, Milo Wicki, mon camarade de travail du début des années 50 à Genève. Nous étions employés au service des pièces détachées de la maison Piaggio qui poduisait la fameuse Vespa. Milo au magasin, moi aux écritures.
Alors que j'étais insatiable, exalté, que je fonçais tête baissée dans toutes les idéologies, me fourvoyant dans des toutes les impasses, séduisant les filles pour une nuit, pour une semaine avant de passer à une autre, Milo menait une petite vie tranquille, content de son sort auprès de Janine, la femme qu'il avait choisie.


Milo, Carole, Janine à Genève
Milo vécut soixante années durant auprès de Janine, la compagne qu'il adorait et qu'il avait épousée (j'ai raconté quelque part comment il l'avait rencontrée...)
Il avait une formation de jardinier, il s'engagea dans une autre carrière mais le jardinage devint son passe-temps favori.
Engagé chez Naville, à Genève, il se forma à l’informatique naissante et devint "l'homme-lige" de l'ordinateur de la firme, le factotum de cette formidable machine qui se développa au fil des ans.
Sans avoir acquis les connaissances techniques nécessaires à la programmation, il était fier d'utiliser ce monstre qui occupait alors tout un étage de Naville, et dont il manipulait avec virtuosité les énormes rouleaux de bandes magnétiques comme un projectionniste de cinéma manipulait les bobines de ses films.
Le soir, les jours de beau temps, il rejoignait son jardin collectif d'Onex, en banlieue de Genève où il disposait d'une parcelle de 100 mètres carrés entourant une cabane qu'il avait aménagée avec goût, où il lui arrivait de passer la nuit avec Janine ou de loger des amis de passage.
Il vivait à l'aise, content de son sort, entre une épouse adorée dont il acceptait l'indépendance et un chien berger qu'il dressait à sa convenance.
Entre deux escapades souvent folles à travers le monde, je retrouvais Milo et Janine, dont la vie calme et heureuse dissimulait pourtant de formidables tensions. Car Janine était une grande amoureuse.
A quelques reprises, je les invitai à participer à une petite escapade. Je les invitai en Engadine, à Venise, ils refusèrent gentiment, préférant leur balcon, leur chien, leur jardin, leur vie pleine et tranquille, leur vie simple, lisse, parfaite.
Bien des années plus tard, lorsque Milo eut cessé son travail, qu’il eut perdu son dernier chien, renoncé à son jardin, il s'enhardit à emmener Janine à l'autre bout du monde. Ils s'offrirent quinze jours de vacances à Bali. Ils en revinrent éblouis, les yeux pleins de rêves, heureux pour le restant de leurs jours.
Ils effectuèrent quelques rares voyages chez Clo et Patrick, à Paris, puis dans le Midi, chez Clo restée seule, après la séparation de ce couple de rêve.
Janine partit quelques mois avant Milo, et il en fut inconsolable. Je, lui parlai l'avant-veille de sa mort (2011). Il me dit de sa belle voix grave : « Ce serait bien si l'on pouvait se débrancher, soi-même » Il s'éteignit, laissant à tous ceux qui l'avaient connu le souvenir d'un homme simple, bon et heureux.


Dauphiné Libéré : René Terrier anarchiste au grand coeur.
Mon ami Paul travaillait à la rédaction parisienne du Dauphiné Libéré, place du Palais Royal. Il me mit en rapport avec la rédaction genevoise du journal par un petit mot gentil. Lors d'un voyage à Genève je fis la connaissance de Jean Tarec et de René Terrier.
Jean Tarec appartenait à cette tradition du journaliste probe, ayant appris son métier sur le terrain. D'abord comme grouillot, dans les commissariats, dans les familles, auprès des témoins d'un accident, avant de glaner les informations plus haut.
Quant à Terrier c'était un personnage étonnant, détonnant, à manier avec précaution. Une bombe amorcée prête à exploser à tout moment, au moindre mot, au moindre regard. Une enfance douloureuse, des expériences familiales tragiques avaient fait de René un homme méfiant, vulnérable, mais profondément bon. Anarchiste - un vrai - bourré d'idées, de projets, d'élans, toujours sur le qui-vive, sceptique, mais avec un coeur gros comme le monde, une générosité infinie et spontanée.
A Paris, durant des années, il apprit le métier de journaliste sur le terrain et sur le tas, aiguisant son style dans de petites revues souvent éphémères.
Anarchiste convaincu, René publia des articles virulents dans les journaux de cette mouvance, notamment au Libertaire, participant à des actions militantes vigoureuses. En 1952, il avait rencontré Roger Fressoz qui venait d'entrer comme pigiste au Canard enchaîné et avec qui il déterra quelques savoureuses pépites...
Lorsque son ami - qu'il avait surnommé "compote" allusion au village savoyard où il avait vu le jour - devint directeur du Canard, il continuera de lui envoyer des échos souvent cocasses mais vérifiés, des dessous parfois nauséabonds des grandes dames charitables institutionnelles des multinationales installées dans la ville de Calvin.
Poursuivi pour délit de presse, menacé de prison, René Terrier s'était replié sur Genève avant son procès. Tricard, il ne quitta plus la Suisse, durant des années. Il craignait la violence de sa propre réaction s'il venait à être arrêté.
Loin de partager toutes mes idées, il consacra à mes romans d'espionnage des articles délirants de gentillesse, faisant de ma vie d'aventures somme toute banale une épopée de condottiere...
Artiste dans l'âme, il avait écrit quelques articles efficaces sur les personnages qu'il aimait, notamment Georges Brassens dont il fut sans doute le premier Helvète à parler dans la presse (in La Joie de Vivre), le surnommant le "Troubadour moderne".
René Terrier aimait passionnément la peinture - pas celle dont s'emparait la mode - mais celle de l'art libre, indépendant, non soumis au terrorisme des clercs, et se prit d'amitié d'une amitié forte pour Georges Borgeaud, lui consacrant un bel ouvrage aujourd’hui recherché.


Edmond Kaiser - Une volonté de fer et un coeur d’or
Un jour il me présenta Edmond Kaiser fondateur de l’association Terre des Hommes, une association d'aide à l'enfance tout à fait particulière. Agissant dans des contrées dangereuses en proie à des guerres féodales ou victimes de catastrophes naturelles peu médiatisées, Kaiser et le petit groupe de bénévoles qui l’entourait, s'efforçait d'arracher à leur destin atroce des êtres blessés, mutilés, dont la vue insupportable n'intéressait personne.
Il « s'emparait » de ces enfants déchiquetés, désemparés, si difformes que personne n'osait même les regarder en face, et les ramenait en Suisse, parfois clandestinement, car si la Suisse est souvent généreuse, elle n'a pas pour vocation d'accueillir toute la misère du monde.
Au début de son oeuvre, après une période de « restauration", Terre des Hommes confiait ces petits êtres vulnérables à des familles d'adoption. Mais Kaiser s'était rapidement rendu compte qu’après quelques semaines d'amour sincère, de générosité sans doute authentique, la difficulté et les problèmes que posaient ces enfants à leur famille d'accueil, émoussaient rapidement la ferveur altruiste et l'enthousiasme des adoptants.
Aussi décida-t-il que ces enfants arrachés à l'enfer seraient légalement adoptés par l'association, qui en demeurerait la tutrice, et dont les familles d'accueil ne seraient que les "usufruitières" si tout se passait bien.
Edmond Kaiser établit donc pour chacun de ces êtres un « conseil de famille", responsable légal de leur adoption.
Toujours efficace, énergique, René Terrier mobilisa tous ses amis journalistes, les amis de ses amis, pour soutenir cette initiative généreuse. Afin d'obtenir gain de cause dans les cas épineux, il alertait les médias, accomplit des grèves de la faim aux côtés des membres de l'association, remuant ciel et terre pour faire bouger les choses.
Je rencontrai personnellement Edmond Kaiser deux fois, lors de ces "conseils de famille". A sa vue, j'ai ressenti comme une brûlure sous le regard intense de cet homme maigre, rayonnant, à l’énergie concentrée par sa fragilité même.
Une anecdote
Anarchiste et athée convaincu, René Terrier - je l'ai dit - possédait un coeur d'or, une volonté de fer mais également une méfiance diffuse, instinctive comme celle d'un animal sauvage traqué, sentiment qui affleurait parfois sur son visage dans un sourire figé.
Un jour, je priai mon ami Jacques Arnal, patron de la Mondaine, de voir où en était le dossier de police de mon ami, s'il pouvait revenir en France sans problème.
– Il y a belle lurette qu'il a été amnistié Il peut venir en France quand il veut me dit-il après examen de son dossier classé « sans suite".
Je répétai ces paroles à René, l'invitant à venir à Paris.
Après bien des hésitations, il se mit au volant de sa voiture, une Ford de grosse cylindrée, et se présenta à la frontière près de Ferney- Voltaire.
Un douanier français examina son passeport avant de le passer à son collègue de la police qui l'emmena au bureau pour y apposer le coup de tampon réglementaire.
Sur le qui-vive, René trouvait que le flic mettait bien du temps avant de lui rendre ses papiers. Craignant un incident, voire une interpellation, il fit une courte marche-arrière, effectua un demi-tour brutal sur la chaussée et regagna illico le territoire suisse.
Il reçut ses papiers chez lui par la poste, en recommandé, sans autre commentaire. Sans doute que la douane et la police françaises n'ont pas dû comprendre ce qui lui avait pris.
Tel était le bon René
Il épousa, dans les années 70, une charmante jeune Allemande de Hambourg, bien dans sa tête et bien dans sa peau, qui sut calmer, tempérer, civiliser son caractère excessif. Le couple connut quelques années de bonheur, eut la joie de donner le jour à un beau garçon dont l'heureux père était très fier.
Ses amis le croyaient réconcilié avec la vie, avec la société, enfin capable de bonheur. Mais la fatalité amena incompréhensiblement René à se tirer une balle dans le coeur.
De passage à Genève, ouvrant La Suisse du jour accompagnant le petit déjeuner, je vis avec effroi le portrait de René me sauter à la figure, au-dessus du bandeau coiffant un banal compte-rendu nécrologique.
Un ami, un homme d'honneur venait de nous quitter, dans un ultime pied de nez à notre société dont il ne partageait pas les valeurs.


Girodias - Nabokov - Miller - Marc de Loutchek 
Un soir, Christian Durieux m'amena rue de la Huchette, à la Grande Séverine. C'était alors un des hauts lieux à la mode du Tout- Paris médiatique, quotidiennement mis en valeur par les Potins de la Commère de Carmen Tessier.
Là se côtoyaient artistes en vogue, journalistes, voyous, gens du monde, gangsters, politiciens. Il était de bon ton de s'y montrer, d'arborer des tenues extravagantes de siroter du whisky jusqu'à plus soif.
Le maître des lieux de ce bouge mondain qui sentait le soufre était Maurice Kahane, un petit éditeur sulfureux plus connu sous le nom de Girodias (1919-1990), très intelligent, toujours en mouvement, un feu follet, un ludion. Maurice Girodias ne faisait pas partie de la nomenclatura marxiste au pouvoir qui faisait alors la pluie et le beau temps dans les lettres et les sciences, mais, creusait son trou en marge de l'édition de romans porno de 3e ordre qui le faisaient vivre et lui attiraient descentes de police et procès.
Son père, Jack Kahane (1887-1939), avait épousé une Française et s'était établi éditeur à Paris après que ses affaires eussent tourné mal aux USA. Il avait eu le coup de génie de publier en anglais des ouvrages sulfureux destinés aux touristes anglo-saxons de passage, friands de ces choses là, notamment Tropic du Cancer d'Henry Miller, en 1934. La législation française du dépôt légal d'avant-guerre ne s'appliquant pas aux ouvrages publiés en langue étrangère, Kahane réussit ainsi à contourner la censure en éditant de grands auteurs comme Henry Miller parmi d'autres plus présentables comme James Joyce ou Anaïs Nin. Cela ne l'empêcha pas d'écouler sous le manteau quelques pornos hards dont certains écrits par lui-même.
En 1939, à la mort de son père, son fils Maurice Kahane âgé de 20 ans reprit l'affaire à son compte sous le nom de Maurice Girodias du nom de sa mère, pour échapper aux lois anti-juives. Dynamique et ambitieux, le jeune homme souhaita, en marge des ouvrages érotiques se diversifier dans les ouvrages d'art créant les éditions du Chêne.
« Les Éditions du Chêne virent le jour en 1941, sous l'égide de dans les locaux d'Obelisk Press, maison fondée à Paris en 1931 par son père l'éditeur anglais Jack Kahane, qui avait publié Henry Miller, Anaï´s Nin ou Lawrence Durrell. » (extrait de la notice de l'IMEC). et le "Lolita" de Nabokov. Le succès fut immédiat et les réactions policières également.
Jacques Arnal me conta quelques-unes de ses "descentes" à la Grande Séverine, une boîte luxueuse sur trois étages, où le madré Girodias attendait les "flics", en compagnie d'invités influents qu’il recevait à sa table toujours ouverte et opulente, pour lui servir d'alibi.
Jacques Arnal et ses sbires étaient invariablement accueillis sous les quolibets et les lazzis de bobos fêtards avinés et moqueurs.
Le lendemain les échotiers branchés distillaient quelques billets perfides pour discréditer la police et stimuler les ventes des ouvrages visés par la censure.
En fait Girodias jouait avec un certain talent le double jeu. Pour plaire au Tout-Paris frondeur il titillait la censure, mais en toute discrétion il dénonçait certains de ses concurrents à des amis qu’il arrosait à la police des moeurs. Il n'était pas le seul à agir de la sorte.
Ruiné pour la troisième fois, couvert de dettes, poursuivi par les créanciers et des juges impitoyables qu'il avait trop souvent ridiculisés, Maurice Girodias se mit à écrire ses souvenirs : Une journée sur la terre.
Dans ce chef-d'oeuvre aussi remarquable que les ouvrages qu’il avait découverts et lancés, ces savoureux Mémoires, sarcastiques, méchants, picaresques, où il dit tout à sa manière, il dévoile le monde étrange de la politique et de l'édition de l’après-guerre.


Dubois préfet de police
Le préfet André Dubois, mari de Carmen Tessier la « commère » potineuse du Tout-Paris était homo et s'en cachait très peu. Il s'était fait prendre à plusieurs reprises dans les "tasses" et quelques savoureux constats établis en flagrant délit dormaient dans les coffres de la Brigade mondaine dont seuls Jacques Arnal et le Préfet de police en exercice possédaient une clé.
Lorsque Arnal, en voyage, apprit la nomination de Dubois, il revint précipitamment à Paris pour retirer le dossier Dubois du coffre avant que le nouveau préfet n'en possédât la clé. Mais, le nettoyage avait déjà été fait.
Il faut dire, qu'à cette époque lointaine comme aujourd'hui dans la nôtre, les fonctionnaires avisés avaient intérêt à mettre en lieu sûr les dossiers brûlants afin d'avoir sous la main quelques munitions pour se défendre... le cas échéant! Ainsi, les vieux ca´mans, se tenaient-ils par la barbichette.


En Italie avec mon ami Jacquot
Jacques, frère de Paul, forestier au Gabon, allait se marier. Il me proposa d'enterrer sa vie de garçon par un voyage en Italie. J'avais peu de moyens. Je vivais heureux en studieux ermite à Brunoy, avec quelque 500 F par mois. J'acceptai.
Coup de pot, ma mère, sans doute prise de remords de n’avoir pas "déclaré" mon existence lors de la succession de mon beau-père, m'envoya mille francs suisses, que j'acceptai sans état d'âme, et je mis cette somme en circulation dans la cagnotte commune, précisant à Jacques que je souhaitais que ma part dans le coût de notre voyage n'excédât pas cette somme.
Lors de ses séjours en Métropole, Jacques avait l'habitude de dépenser sans compter. Non seulement par générosité, mais également, parce qu'en brousse, il n'avait guère l'occasion de taper dans ses économies.
Il avait donc loué une voiture. Il me prit à Brunoy. Et nous voici sur la Nationale 7, en route pour l'Italie, à l'aventure, sans guide touristique, mais des idées plein la tête.
Vers le soir, ayant atteint la vallée du Rhône, nous quittons la nationale pour les petites routes de l'Ardèche.
A un moment donné, nous découvrons un village beau à couper le souffle. Nous décidons d'y faire étape mais nous avons beau chercher, il n'y a ni hôtel ni auberge. Sans être en ruines, le village est aux trois quarts abandonné.
Devant une belle demeure ancienne sobrement restaurée nous demandons à un passant à belle tête d'artiste, où nous pourrions trouver le gîte et le couvert :
– Pourquoi pas chez moi, nous dit-il Je suis poète et gourmet, pas aubergiste, mais j'ai de quoi boire dans ma cave, quelques jambons et saucissons dans le cellier, des légumes et des fruits du jardin.
C'est ainsi que nous avons fait la connaissance de Jean Palou, restaurateur de vieilles pierres, poète et amateur de bonne bouffe.
Nous avons passé en sa compagnie, au coin du feu, à fredonner des chansons, lire des poèmes, boire des petits vins de la région une des plus belles soirées de notre vie...
Notre voyage s'est poursuivi dans la gaieté et la bonne humeur sans une ombre de mésentente. Pourtant nous étions très différents, Jacques et moi. S'il était issu d'une grande famille bourgeoise, s’il possédait ce vernis de politesse inculqué dès la naissance et dont j'étais absolument dépourvu, s'il était entreprenant, diligent, pratique, savait tout faire de ses mains et gardait en toutes circonstances les pieds sur terre, je me sentais pour ma part d'une nature plus fruste, plus contemplative. Je préférais la lecture de poèmes au bricolage, l'écriture au jardinage, une approche romantique des filles à une conquête à la hussarde. 
Jacquot ne doutait de rien, fonçait. Aucun obstacle, aucune difficulté ne lui faisait peur. Pour ma part je doutais de tout, de tous et avant tout de moi-même et je n'étais sûr de rien.
C'était un terrien, un entrepreneur, un vainqueur... Intello autodidacte téméraire dans les idées mais timoré au contact du réel, je rêvais ma vie plutôt que je ne la vivais. Une seule obsession me guidait : vivre libre de ma plume...
Alors peu me chaut de pondre un chef d'oeuvre ou un navet, une petite crotte, pourvu qu'on me la paie, pourvu que j'en vive, que mon nom figure sur le bouquin ou non, peu m'importe.
Au demeurant, je glisse toujours une « signature » dans les écrits... Parfois c'est un « tableau d'Espinouze », un contrepet gourmand, ou quelque chose qui n'existe pas : un « fake ».
Notre voyage se poursuit dans la joie et la bonne humeur. Nous visitons Rapallo, Porto Venere, La Spezia où, à la tombée du jour, nous accueillons deux auto-stoppeuses souhaitant se rendre à Pise. L’une, vive, fine, gracieuse, souriante est une petite merveille de la nature.
L'autre, rondouillarde, ingrate, renfrognée, ne parle pas, ne sourit pas, fait la tronche. Jacques pince sans rire me lance :
– On va s'arrêter quelque part et les jouer à la courte paille !
A l'arrière de la voiture les deux italiennes ont l'air de se disputer. A un moment donné, Jacques quitte la route nationale pour gagner une plage. Mais la journée est maussade, le sable humide et n'invite pas trop aux galipettes.
En attendant, je laisse la belle Laura monter devant, à côté du chauffeur et je me glisse à l'arrière, auprès de la guenon...
Nous essayons d'amorcer la pompe et de fricoter un peu.
Si mon ami trouve aussitôt sa belle sensible à ses manoeuvres et la bouche ardente, mon "tas" détourne ses lèvres à l'approche des miennes, demeure inerte sous mes caresses, repoussant mes avances pourtant tièdes...
Au bout d'un moment, Jacques reprend le volant, la jolie Laura lui bécotant le cou, manipulant délicatement sa vigueur de sa main.
– Elle me fait bander, la chienne susurre-t-il.
Dépassant Massa, nous arrivons à l'endroit où l'autoroute de Pise amorce un embranchement vers Florence. La bretelle est encore en construction. Il fait froid. Il bruine. Il y a de la brume. Jacques au bord de l'éléphantiasis éprouve un formidable besoin de pisser. Il gare sa voiture où il peut, sur un parking improbable, entre une gigantesque pelleteuse et deux remblais, à cent mètres d'un relais d'autoroute à peine achevé.
Jacquot sort de l'auto comme une fusée, fonce vers le tertre qui surplombe ce qui nous apparaît dans la brume comme une petite route. Je le suis sans trop me presser, lorsque soudain, je le vois prendre son élan et bondir souplement vers cette voie en contrebas où je le vois disparaître...
Éberlué, je mets du temps à comprendre que le ruban ocre où mon ami a disparu n'est pas une route vicinale mais une rivière... Et, le temps de dévaler la berge voilà que la tête de mon Jacquot réapparaît, que je le vois nager vers la rive qu'il atteint trempé, secoué par un énorme fou rire.
Recouvrant prestement son corps grelottant et dégoulinant de mon blouson de daim, je l'entends hoqueter :
- Je ne bande plus mais j'ai toujours envie de pisser.
Nos deux compagnes, semble-t-il, n'ont rien compris de ce qui se passait. Elles n'ont pas bougé de la voiture.
Je conduis mon ami vers le relais d'où quelques badauds ont suivi nos faits et gestes de loin. Deux mammas sont sorties à notre rencontre avec une grande serviette de bain dont elles frottent Jacquot toujours riant et grelottant. Laura, la compagne de Jacques qui vient de comprendre qu'il se passait quelque chose d'insolite quitte notre voiture et nous rejoint, tandis que nous entrons dans la salle du routier.
Là, autour du bar, tandis que les trois femmes emmènent Jacques vers une chambre, les palabres vont bon train. Je ne comprends pas tout de ce qui se dit, mais une des mamas en ramenant un grand verre de grappa et une tasse de café fumante destinés à Jacquot semble expliquer aux badauds ce qui s'est passé.
Sous les caresses de Laura conjuguées aux frottements énergiques de la mamma qui l'a prestement dévêtu et frictionné, Jacques se sent mieux. L'abandonnant aux bons soins de ces dames, je vais chercher sa valise dans le coffre de la voiture pour lui permettre de se changer.
L'ingrate Grazia est toujours vautrée sans moufter à sa place tassée à l'arrière de l'auto. Elle ne me suit même pas lorsque je pars vers l'hôtel avec la valise de Jacques.
Je retrouve mon ami dorlotté et poupougné dans un grand lit, un « matrimonio » comme ils disent en Italie, se laissant faire sans protester.
Jacquot remis sur pied par la Mamma et par Laura, nous décidons de déjeuner sur place et de repartir après le repas.
Excité par la belle Laura, ma braguette ayant pris le profil d’une cafetière, j'ai beau essayer de dégeler Grazia, pour une petite levrette ou une trompette de Toulouse, mais elle reste toujours aussi coincée.
De temps à autre, entre deux baisers à Jacquot, Laura parle à sa copine.
Je ne comprends pas très bien ce qu'elles se disent, mais s'il arrive à Laura d'éclater de rire et de me sourire lorsqu'elle se retourne vers nous, Grazia tassée sur sa graisse rabroue toutes mes avances et Dieu sait si ce n'est pas grand désir de ma part, mais ... mais sans doute par vexation.
Lorsque Jacquot sort de la Nationale et stoppe la voiture sur un promontoire ouvrant sur la mer, le soleil est revenu.
Il emmène Laura vers une plage de sable en contrebas, déserte, où il lui fait l'amour.
Une demie heure plus tard, lorsqu'ils remontent en voiture, Laura chuchote quelques mots à l'oreille de mon ami avant d'inviter sa copine à prendre place devant, à côté de Jacques, et grimpe auprès de moi.
Elle me roule une pelle à couper le souffle sous l'oeil rigolard de Jacques qui nous observe dans le rétroviseur.
Quelques jours plus tard, remontant de Florence après avoir visité Pise, nous nous arrêtons chez Gigi Guadagnucci, à Massa, où nous passons une journée mémorable en compagnie des amis de l'artiste, communistes à l'italienne, effarouchés par le franc parler "colonialiste" de Jacquot.
Jacques fait son cirque, les amis de Gigi ne comprennent pas son humour colonial, Gigi rit aux éclats et leur explique que nous sommes de joyeux drilles, des plaisantins, un peu fous Mais les communistes à l'italienne ne rigolent pas avec ça.
Nous passons une journée délicieuse en compagnie de notre artiste à visiter son atelier et ses sculptures somptueuses, de la simple ébauche à l'oeuvre accomplie, marbre monumental, éblouissant dans sa blanche perfection. Les carrières intéressent vivement Jacquot-le-forestier bluffé par cette activité de "seigneur". La soirée passée à Bergiola-Maggiore, à chanter et à boire sous la treille, au-dessus des vignes et de la mer, restera magique.
Il faut dire que Gigi chantant les chansons anciennes de son pays, s'accompagnant à la guitare, est un souvenir précieux de ce voyage.

Retour par la Spezia et Portofino, avec une promenade impromptue à la découverte des admirables villages accrochés à la corniche des Cinq-Terre. En ce temps-là ces hameaux admirables n'étaient encore accessibles que par bateau ou par d’acrobatiques sentiers de chevriers contrebandiers, alors qu'aujourd'hui cette merveille se voit défigurée par une laide route empruntée par d'immondes hordes de touristes.



Je voyage à l'oeil !




Jean Loret, un ami des soeurs Rossignol, était le représentant pour la France de l'IATA, l'organisme international régularisant le transport aérien. Cette organisation s'efforçait de mettre de l'ordre dans la réglementation et imposait à ses adhérents, les compagnies aériennes, des normes tarifaires et de sécurité.
Fonctionnaire de cet organisme, Jean faisait la guerre aux compagnies vendant des billets à prix cassé, se livrant de ce fait à un véritable dumping.
C'était l'époque où chaque pays fraîchement indépendant, même le plus pauvre, le plus impécunieux, tenait absolument à posséder sa compagnie aérienne, même si ce symbole de l'amour propre national était ruineux. Sachant que j'aimais voyager mais que j'étais sans le sou, Jean me proposa d'être un de ses "espions".
Mon travail consistait à réserver à mon nom un billet à l’agence d'une compagnie douteuse qu'il me désignait à l'avance, d'en négocier le montant au plus bas, d'effectuer le voyage, et de lui ramener le billet utilisé. Mon activité indépendante me facilitait évidemment les choses.
Au nom de l'IATA, Jean m'avançait le montant du voyage et je lui rapportais le récépissé du montant payé.
Je fis ainsi quelques voyages assez sensationnels et visitai le monde entier. Le seul problème, et cela Jean ne pouvait pas le résoudre, résidait dans les frais de séjour... Pour cela, j'étais obligé de me débrouiller.
Je visitai ainsi Singapour, Hong-Kong, Tokyo, Sydney, Nauru, la Nouvelle-Calédonie, New-York, Mexico, Le Caire, Rio-de-Janeiro, Reykjavik, Beyrouth, Bombay, Caracas, etc. La plupart de ces voyages consistaient en aller-retour, car par économie je ne prenais que des visas de transit.
Jean m'envoyait un message téléphonique par l'intermédiaire de la poste, qu'un facteur m'apportait dans l'heure... (je rappelle que je n'avais pas le téléphone). Le message indiquait le nom de la compagnie soupçonnée de dumping, l'adresse de son agence parisienne, la ligne suspectée et la destination.
En général, ma profession d'écrivain même parfaitement inconnu, m'ouvrait toutes les portes et me faisait obtenir des prix vraiment très attractifs.
Il y eut, bien sûr, ici et là quelques retours de bâton, des difficultés de douane et de police. Je finis par figurer sur une liste noire. Mais le fait d'avoir un passeport suisse me facilita bien les choses.
Voyageant avec peu de bagages et sans argent, dans des villes lointaines, des pays inconnus dont je ne savais pas la langue, j’avais expérimenté quelques astuces pour approcher les gens du cru.
La première était de repérer les bibliothèques, les cafés fréquentés par des étudiants. Une autre, consistait à consulter un annuaire téléphonique et d'appeler des inconnus, au hasard. Cela me réussit à Sydney où une famille ouverte, sympathique vint me chercher à l'aéroport et me fit visiter un peu de leur immense pays.
A Singapour, une adorable et frêle étudiante chinoise dont j’avais fait la connaissance dans l'avion et avec qui je sympathisai lors de l'escale de Bombay, m'emmena chez elle, dans un minuscule studio envahi de plantes vertes, de serpents et de lézards. Shinyo avait la passion des reptiles. C'est sans doute en lui parlant de mes souvenirs d'alpage et des vipères de mon enfance que je la séduisis.
Je dois avouer que ma passion et ma dextérité à manipuler les reptiles s'était beaucoup amenuisée, mais en compagnie de cette fille très belle, je fis le fiérot et jouai avec ces jolies bestioles pour lui complaire.
Depuis mes aventures sahariennes et la visite d'une vipère des sables dans ma tente, je n'avais plus couché avec un serpent.
Chez la belle Shinyo, je fus bien obligé de jouer le jeu. La nuit sur son futon, je dois le dire, fut assez originale. Faire l'amour à une liane parmi des lézards et des jeunes varans fut une expérience inoubliable.
Le lendemain, la belle m'emmena à la célèbre "ferme aux crocodiles", un endroit extraordinaire où des centaines de sauriens, d'alligators, de caïmans, de varans, dont le fameux crocodylus palustris s'ébattaient ou paressaient au soleil ou dans des marigots bordés de plantes somptueuses.
Shinyo, avec la complicité des gardiens qui la connaissaient bien, alla caresser quelques monstres qui ne refusaient pas ses caresses, allant jusqu'à les embrasser. Lorsqu'elle revint, ses yeux d'une teinte incroyable brillaient de plaisir et me serrant dans ses bras, je sentis qu'elle avait une forte envie de faire l'amour, là, tout de suite, n’importe où... Ce fut dans les toilettes de la « ferme aux crocodiles » que je passai à la casserole, mais sans la compagnie de ses reptiles préférés.
Le lendemain, après une soirée à Sentosa, je pris l'avion de retour.
Jean Loret aimait passer une partie de l'été à Paris, en célibataire.
Pendant que son épouse jouissait de leur belle maison de St Cirq-la-Popie, il voyait ses amis, au cours de soirées joyeuses et bien arrosées.
Je me souviens d'un soir qu'il m'avait prévenu qu'il débarquerait au Faubourg avec les réserves de son frigo. Nous voilà attablés à déguster les "restes" de l'excellente cuisine de son épouse. Au moment de déballer les fromages, voilà-t-il pas qu'un magnifique camembert se révéla habité, livrant à l'ouverture une somptueuse colonie d'asticots.
Nous avons tout jeté à la poubelle et sommes allés nous remettre de nos émotions gastronomiques chez Corintho à qui nous avons raconté l'histoire. Le restaurateur sourit de notre mésaventure et nous désignant la vingtaine de jambons de parme dodus qui pendaient en garniture au-dessus du bar, nous dit :
– Savez-vous pourquoi une épaulette de papier alu garnit ces jambons ? Eh bien pour m'éviter la surprise que vous avez eue à l'entame de votre camembert.– ?
– Lorsque novice dans la profession, je m'établis, je souhaitais comme aujourd'hui laisser fièrement vieillir une vingtaine de jambons de mon pays. Or, quand j'entamai le premier, deux ans plus tard, il était habité comme votre camembert ! Et il en allait de même pour tous les autres ! Les mouches pondent en effet leurs oeufs sur l'épaule des jambons ou les croûtes des fromages et les asticots s'installent et prospèrent à l’intérieur.


Mes passeports
Un de mes amis, vagabond au grand coeur, (Jacques Favrel) m'avait indiqué un truc assez curieux pour obtenir sans difficulté un passeport sous un autre nom.
A cette époque, les gens voyageaient un peu moins qu’aujourd'hui et moins de personnes sollicitaient la délivrance d'un passeport, la carte d'identité suffisant généralement à leur bonheur. Ni les mairies ni les services spécialisés de la Préfecture de Police n’étaient informatisés. Tous les documents officiels nécessitaient un traitement manuel. Et, si les attentes étaient fort longues, l'accueil bougon, tout se déroulait dans une ambiance plutôt bon enfant, sans méfiance tatillonne de la part des préposés à la délivrance des documents officiels.
Il suffisait alors d'adresser la demande de passeport à la mairie de la commune de naissance d'un quidam, au nom d'une personne dont on connaissait parfaitement l'identité, de joindre le montant exigé, la date et le lieu de naissance, deux photos, etc, et l'on recevait le document par la poste.
A cette époque je n'étais pas encore naturalisé Français, et la validité de mon passeport suisse dépassé. J'essayai cette combine et obtins un beau passeport français tout neuf, au nom d'un ami complaisant !
C'est ainsi, qu'il m'arriva de voyager sous cette identité différente, non pas pour cacher quelque chose ou pour escroquer qui que ce soit... mais par sport. Pour le plaisir de la transgression d'un interdit. Le fun !
La trouble jouissance d'être officiellement sinon légalement un autre, le délicieux frisson de peur qui m'étreignait au passage des contrôles de police et de douane et l'orgasme de la fraude réussie sont des instants de pur plaisir dont je ressens encore les effets en me remémorant ces souvenirs.
Jacques Favrel je l'ai raconté, vivait en vagabond, tantôt chez l’un, tantôt chez l'autre, sans ressources connues. Des filles de rencontre l'hébergeaient, l'entretenaient quelques heures ou quelques jours.
C'était un raté de génie dont le talent inhibé par la notoriété et les succès de son père le brillant journaliste et écrivain Charles Favrel, n'avait jamais pu éclore librement.
Il m'arrivait de rentrer chez moi, boulevard de Courcelles et de le retrouver endormi, allongé en travers de ma porte.
En ce temps-là, je ne sais si je l'ai déjà dit, dans notre milieu bohême, il n'était pas rare de recevoir des amis ou des amies de passage dans notre lit, sans que nul n'y vît malice, car le plus souvent, nous vivions à l'étroit et l'hospitalité était chose commune, même de la part d'inconnus.


Rue de Seine. L'Atelier
Dans les années 50-60, L'Atelier était l'une de ces innombrables petites "boîtes" où se produisaient les jeunes talents de l'époque. Les apprentis artistes y chantaient librement. Ils percevaient rarement un cachet, mais ils avaient droit au sandwich et au coup de rouge et récoltaient quelques pouboires. Ils fréquentaient chaque nuit plusieurs autres établissements ce qui leur permettait de vivre sans trop de soucis. Les producteurs, les imprésarios venaient dans ces rades en quête de l'oiseau rare qu'ils mettraient en cage, sous contrat, et qu’ils lanceraient à leur profit.
Parmi ces promoteurs il y avait des gens cultivés et entreprenants, des producteurs de talent comme Canetti qui fit la fortune d'innombrables jeunes talents.
Le patron du bistrot était rarement un véritable connaisseur, il prêtait sa salle. C'était généralement le goût et l'enthousiasme de ses clients qui arbitrait le choix des artistes tolérés. Si les jeunes chanteurs plaisaient à la clientèle, ils étaient vite lancés. Le bouche à oreille fonctionnait admirablement. Aussi, ces loufiats bénéficièrent-ils rarement du lancement de leurs protégés.
Il y eut quelques exceptions comme Nicot de La Rose Rouge ou Michel Valette de La Colombe.
L'Atelier représenta un temps le dessus du panier. Tout ce que Paris comptait comme jeunes talents s'y rencontrait de 20 heures à l'aube, dans une ambiance chic et chaleureuse.
Je me souviens de soirées extraordinaires passées en compagnie de Pierre Perret, de Georges Brassens, de Francis Blanche l’humoriste inventeur du harcèlement téléphonique.
Je me souviens d'un soir où ayant invité la soeur de Paul à La Galerie elle s'était trouvée placée entre l'humoriste et moi. Or, Francis était un vibrions, un agité, il ne s'arrêtait jamais de faire des blagues et des grimaces.
Mon amie, peu habituée au délire parisien se tenait assise sur une fesse, un peu coincée, tandis que son voisin excité par sa réserve lui sortit le grand jeu. Grimaces, gestes obscènes, propos scabreux murmurés à l'oreille, tout son répertoire de facéties y passa.
Mais, lorsque Francis Blanche glissa une main fureteuse vers son anatomie, pour lui retirer sa culotte, je craignis le pire : qu'elle lui donnât une gifle. Elle se contenta de sangloter, et voilà notre humoriste abandonnant son numéro de séducteur pour celui de consolateur!
Soizick fut sauvée par le gong, lorsque ce fut le tour pour Francis Blanche de monter sur la petite scène.
Son improvisation fut étourdissante, et au bout de cinq minutes mon amie avait séché ses larmes pour se mettre à pleurer de rire !
Une demie heure plus tard, nous nous retrouvons Francis Blanche Aux Assassins de la rue Jacob, où l'humoriste fit à la timide Soizick une cour de gentleman.


Le Temps perdu
Vers la fin des années 50 début 60, nous fréquentions beaucoup le "quartier Buci". Ce n'était qu'un déplacement de cent ou deux cents mètres de notre quartier général d'avant. Mais ce n'étaient plus les mêmes bistrots qui nous attiraient.




A la fin des années 40, de 49 à 50, le Tabou et La Rose Rouge nous accueillaient toutes les nuits en compagnie de Youki, et de quelques amis. Il y eut l'ère St Sulpicienne, chez Georges. A l’époque "Yonnet" nos "rades" se trouvaient entre l'île St Louis et la Mouffetard, notre tournée commençait à la Taverne du Pont Rouge, se poursuivait à lire des poèmes chez Shakespeare et Cie. A boire des fines champagne chez Couquette Terrail, à chanter aux 3 Magots. Plus tard, aux temps de La Colombe c'était le Quai aux Fleurs et la partie orientale de l'île de la Cité que nous prospections, avec de vagabondes métastases vers Montparnasse ou Montmartre.
Le Temps Perdu fut durant deux ou trois ans un haut lieu mythique de notre bohême. Il me serait difficile d'expliquer en quoi ce petit établissement fit le bonheur de nos nuits. Le mystère du bonheur que nous avons trouvé dans ces bistrots réside probablement dans cette éphémère et merveilleuse ambiance que savent créer quelques êtres anonymes. Le temps d'une soirée, d'une semaine ou d'une saison ils cristallisent autour d'eux une harmonie qui se dissout lentement ou très vite. Je ne me souviens plus très bien (cette formule revient souvent dans mes souvenirs) qui m'amena là pour la première fois.
Peut-être était-ce Michel Desgranges ou Pierre Chaumeil. En tout cas notre hégérie du moment s'appelait Hermine. Cette petite blonde menue, intelligente et fine, était l'héritière d'une famille belge connue, les Le Mayeur de Merprès, fille d'un peintre qui vivait à l'autre bout du monde.
Elle était venue à Paris faire quelques études mais s'était vite laissé happer par la bohême joyeuse et scandaleuse qui régnait entre St Germain et Montparnasse.
Exquise, très indépendante, séduisante, généreuse, elle possédait le charme un peu suranné des porcelaines de Saxe. Nous l'adorions.
Elle était à la fois notre petite soeur et notre égérie. Lorsque l'un de nous avait besoin d'affection, elle se donnait pour une heure, pour une nuit, pour une semaine.
Elle vivait à l'hôtel, dans une petite chambre d'étudiante meublée simplement dont le seul luxe était un bidet. Les toilettes et les douches se trouvaient sur le palier. Hermine nous recevait parfois à vingt dans cette mansarde dont elle avait fait une élégante bonbonnière.
Sa spécialité, c'était la sangria confectionnée et présentée dans le bidet, avec sa farandole de petits canapés aux oeufs de lump sur lit de caviar d'aubergine, de rondelle de concombre surmontée d'une lamelle de St Jacques crue, de beurrées au puant schabziger.
Hermine était l'un des boute-en-train du Temps perdu et avait son strapontin rive droite chez Milord l'Arsouille, rue du Beaujolais. La mode alors était au "happening". Soirées improvisées, sans préparation ni programme, où toute la salle chantait, dansait, contait des histoires drôles, tristes, farfelues, sans queue ni tête.
Le Temps Perdu était alors un haut lieu de la vie nocturne parisienne pour les étudiants, les artistes, les anarchos et les bohèmes.
Ici l'on ne trouvait guère de snobs, ou si peu - de ceux qui hantaient les boîtes à la mode comme Castel, Régine ou La Rose rouge.
Les filles étaient simples et jolies, les garçons cultivés, on s’aimait sur les banquettes de moleskine, sans argent, on refaisait le monde avec humour, sans agressivité. Pauvres et riches, enfants de la balle et fils à papa aimant la musique et la poésie communiaient dans la beauté, l'harmonie, l'amour et le vin.
Les nuits passaient à parler de tout et de n'importe quoi. De peinture, de poésie, de musique. Ici il n'était déjà plus ou très peu question de politique, et pas encore de bagnoles, de voyages bourgeois, de décoration d'intérieur ou de grande bouffe, sujets devenus à la mode plus tard.
Oui, entre 1950 et 1968, notre génération eut la chance et le bonheur de vivre quelques lustres de joie sans mélange.
Sans doute, chaque génération connaît-elle de tels moments privilégiés, même si ceux qui ont passé l'âge trouvent la nouvelle jeunesse stupide ou corrompue.

Pour ma génération ce fut l'âge d'or. Nos idoles étaient Prévert, Georges Brassens, Léo Ferré, Edith Piaf ; Nicolas de Staël et Dali parmi les peintres ; Jacques Yonnet, Marguerite Yourcenar, Raymond Queneau, Borges, Léautaud.


Un soir au Mont St Michel
Un soir d'hiver vers 1956, buvant seul un dernier verre dans un café de Montparnasse, je fus pris d'une forte envie de vent, de mer, d'embruns. Au bar, un deux pas, une jeune fille solitaire, un peu embrumée comme moi, sirotait elle aussi une boisson forte.
Dans un échange de regards bénin je sentis soudain cette étrange attirance, cette fulgurances annonciatrices de coup de foudre. Une demie heure plus tard, nous roulions dans la nuit vers la Bretagne à bord de la DS de mon inconnue.
Vers 5 heures du matin, nous arrivons au Mont-Saint Michel, dans la nuit noire et sous un délicieux crachin tiède. La marée basse permet aux algues, au varech d'exhaler leur odeur forte.
Nous garons n'importe où, – à cette saison la place ne manque pas –, et marchons sur la digue vers le mont magique deviné dans l'obscurité.
Pas une lumière, pas un bruit, nous avançons enlacés vers le mystère. Je suis conscient de l'instant lumineux, parfait que nous vivons, l'un près de l'autre. Lorsque nous abordons la rue du Mont, noyée dans une épaisse brume, une seule lueur filtre sur une devanture.


C'est l'auberge de la Mère Poulard. Je n'en avais jamais entendu parler
– Chic me chuchote Hélène en me serrant le bras, je connais le barman. Il va nous trouver une chambre.
En fait de barman nous sommes reçus par une vieille servante qui fait le ménage, courbée sur sa serpillière qu'elle passe sur le sol.
Toc Toc Toc Elle se retourne, ouvre la porte en grand, et à la vue d'Hélène, je vois son visage s'éclairer !

– Ah Madame Hélène, Madame Hélène, venez vous mettre au chaud.
L'instant d'après, le poêle est allumé, le percolateur mis en route, et nous voilà bientôt salivant devant des pots de confitures, de crème fraîche, de beurre, et des tranches d'un bon pain de campagne.
Au second étage nous attend un vaste et bon lit aux draps bassinés à l'ancienne où nous faisons l'amour à la paresseuse avant de nous endormir dans les bras l'un de l'autre.
Nous ouvrons l'oeil vers midi. Pas un bruit. Et sans même avoir tiré sur la sonnette, voilà une soubrette en coiffe, venue déposer sur nos jambes un beau plateau garni d'un pot de cidre et d'une omelette fumante et bien baveuse.
Lorsque nous mettons le nez dehors, le temps s'est levé et nous voilà escaladant le Mont par la Grande Rue sous un rayon de soleil, sans croiser un seul touriste.
L'Abbaye ne nous refuse pas son entrée, nous parcourons le dédale de ses passages, de ses salles solennelles, saisis par la beauté des lieux où des prêtres prient, lisent le bréviaire en égrenant leur chapelet. Nous n'échangeons pas un mot, pas un regard durant cette étrange visite.
Mais en nous, l'émotion est forte, profane chez moi, voire païenne, mais profonde et religieuse pour Hélène.
En quittant l'Abbaye, main dans la main, nous reprenons l’étroite ruelle jusqu'à la barbacane puis, au hasard des escaliers et des passages, nous errons dans la "merveille". La lumière est belle, l'air vif sous les nuages, doux au soleil. Hélène s'est mise à chanter d’étranges mélopées dans cette envoûtante et sauvage langue bretonne aux sonorités âpres puis émouvantes.
A la Tour Gabriel où nous sommes arrivés je ne sais plus comment ni par quel chemin, nous trouvons un homme de dos, en gabardine, contemplant le paysage s'étendant du Couesnon jusqu'au grand large.
Nous nous saluons d'une inclinaison de la tête pour ne pas rompre la magie du lieu, ni interrompre les sarcasmes des mouettes.
En quelques minutes, l'inconnu qui est resté immobile à nos côtés, s'est fondu dans la muraille et sa présence discrète ne nous incommode pas le moins du monde.
Lorsqu'il s'en va, j'éprouve un curieux sentiment de manque. Je le dis à Hélène qui me dit qu'elle ressent la même chose.
– Nous allons le revoir Il émane de bonnes ondes de ce type.
Nous ne rentrons qu'au coucher du jour, pour boire un verre dans des fauteuils au coin du feu. Hélène a retrouvé "son" barman avec qui elle échange quelques rires.
Sur ces entrefaites, arrive notre inconnu qui nous salue d’une inclinaison du buste avant de s'installer de l'autre côté de la cheminée.
Il arbore un pull de laine sur un pantalon de velours.
Je me sens curieusement attiré par cet homme et, avant qu'Hélène ait terminé sa conversation avec son barman, je bafouille une banale entrée en matière du genre : « J'ai l'impression, qu'avant la tour Gabriel, Monsieur, nous nous sommes déjà rencontrés ! »
– Sans doute quelque affinité élective. Je suis Breton de Fougères.
– Moi, Suisse allemand !
– A la bonne heure !
– Et je suis de Locronan dit Hélène en revenant s'asseoir.
– Vous êtes donc le soleil de Locronan !
S'ensuit une conversation passionnante, éblouissante, avec ce sexagénaire lettré. Notre échange de propos se prolongea jusque tard dans la nuit. Et j'avoue que j'ai appris ce soir-là davantage de choses essentielles qu'en plusieurs années d'études.
J'ai raconté par ailleurs cette soirée faste...
Le lendemain matin Hélène m'emmena chez elle, dans ses terres, à Locronan, son village au coeur de la Bretagne profonde.


Rose-Marie Leuch
Un jour, ma mère m'écrivit une longue lettre un peu brouillonne où elle me faisait part de la visite de ma "fiancée", une certaine Rose-Marie. Ma mère me dit que cette jeune femme était très sympathique, qu'elle m'aimait et m'était restée fidèle depuis des années, bien que je l'eusse laissé tomber...
Elle me racontait un conte tellement abracadabrant, que j’en restais baba. En fait, la fiancée fidèle et dolente était Rose-Marie Leuch, cette jolie suisse allemande rencontrée au Danemark, la petite sirène de Copenhague vainement courtisée sur le quai devant son sosie de bronze.
Elle vint à Brunoy, par le train. Ce n'était plus la gracieuse petite sirène. C'était devenu un cachalot, une matrone poilue, mammelue et fessue. Une grosse femme vieillie, usée, désenchantée aux allures de bovin. Elle ne parlait guère, elle me regardait d'une façon bizarre, tandis que je parlais, parlais, parlais pour ne rien dire, pour échapper à ce regard à la fois insistant et égaré.
Elle me dit tout de même quelque chose de sa vie, de sa pauvre vie. Elle me dit qu'après notre entrevue de Zürich elle avait cherché à me revoir. Elle avait épluché les annuaires, confié des petites annonces destinées à me retrouver à des journaux notamment à la Tribune de Genève. Des gens lui avaient répondu. Des lettres d'inconnus, d'inconnues lui étaient parvenues, ironiques, scatologiques, décevantes...
Une fille lui avait même écrit une lettre lui disant qu'elle ferait mieux de m'oublier, que j'étais un triste sire... Peut-être émanait-elle d'une de mes "anciennes" Une autre lettre lui proposait la botte, une nuit d'amour exaltante pour cultiver mon souvenir !
Elle me racontait tout cela en suisse-allemand, sans un sourire. Je la sentais nouée. Ligotée de l'intérieur. Je n'éprouvais aucun sentiment pour elle sinon d'ennui, sinon d'épouvante à l'idée que j'aurais pu lier ma vie à cette énorme chose, à ce tas, à cette terrifiante nullité. Je me suis conduit comme un parfait goujat. Un mal helvète!
N'étais-je pas devenu moi aussi un tas, un gros homme pas trop bien dans sa peau, un type sans fortune, sans talent, sans emploi, un médiocre écrivaillon pondant à la chaîne des livres insanes et mal écrits pour des éditeurs de 17e ordre Quant à l'amour... à cette période de ma vie, c'étaient des amours de passage, des amours d'une nuit, des étreintes fortuites entre deux branlettes.
Érotomane sans distinction, – j'aurais baisé une chèvre lorsque j'étais en manque – je proposai hypocritement à Rose-Marie d’essayer de reprendre nos relations là où nous les avions laissées à Zurich, il y avait quinze ans Elle m'avoua qu'elle était restée pucelle... Je lui dis que cela n'avait pas d'importance, que nous pouvions essayer...
A Brunoy, l'ai-je dit, mon atelier, celui du peintre de Ruaz, faisait partie d'une vieille bâtisse en meulière au milieu d'un vaste parc à l'abandon peuplé d'arbres exotiques envahis par les ronces, de statues assiégées par des champs d'orties.
La "reprenette" avec Rose-Marie ne pouvait se révéler qu’un lamentable échec…


Un tableau de Rubens
Un jour au début des années 60, Jacques Latour vint me rendre visite à Brunoy où je vivais sans radio, sans télévision, sans téléphone.
Il me demanda si je connaissais l'Espagne et si j'en parlais la langue.
Je lui dis que je l'avais traversée en auto-stop mais qu'à part quelques mots que m'avait enseignés Amparo et quelques courts poèmes de Gongora que je savais par coeur j'étais incapable de soutenir la moindre conversation.
– Ça ne fait rien tu parleras avec tes mains...
– Où veux-tu en venir ?
– Un ami en cavale possède un tableau de maître déposé dans le coffre d'une banque helvétique qu'il souhaite ramener en Espagne pour le vendre.
– Un tableau volé ?
Jacques fit la moue.
– Disons un cadeau reçu pendant la dernière guerre, pour services rendus à des personnes n'étant plus en odeur de sainteté.
– Que viens-je faire dans cette histoire ?
– Tu es Suisse et il te sera plus facile qu'à mon ami tricart de circuler entre Genève et Madrid. Et tu auras une bonne récompense.
– Et si je me fais piquer avec la toile ? D'abord de quelle oeuvre s’agit-il ?
– D'un petit Rubens
– Mazette !
C'est ainsi que me voilà voyageant en auto-stop sur les mauvaises routes de France, avec une toile de Rubens roulée entre mon sac de couchage fourré d'eider et ma toile de tente en tissu « himalaya ».
Je n'ai jamais vraiment apprécié Rubens. Malgré mes efforts d'admiration pour la peinture « noble », mes visites au Louvre, aux musées hollandais, et mes essais de contemplation des grandes machines du célébrissime artiste ne m'ont permis d'être ému par ses toiles.
Un soir, campant dans une clairière dans un charmant petit bois du bas Languedoc, je déroulai la toile cirée protégeant la toile peinte qui s'y trouvait. Poussé par la curiosité, je regardai la peinture à la lueur pâle des étoiles et d'un croissant de lune, braquant de temps à autre sur un détail le faisceau de lumière de ma torche électrique.
C'était le portrait d'une femme bien en chair, à la peau laiteuse, aux yeux coquins, aux lèvres appétissantes.
Cette vision nocturne me rabibocha avec Rubens. Jamais plus je ne regarderai une oeuvre de ce peintre sans me souvenir de ma contemplation solitaire de son oeuvre, au chant des cigales et sous un ciel étoilé.
Nous étions encore dans l'heureux temps où l'auto-stoppeur n’était pas suspect, que le bohême vagabond n'était traqué par aucune autorité, que même dans l'Espagne franquiste présentée comme un pays totalitaire l'on circulait librement sans être contraint de présenter patte blanche à tout bout de champ.
Je passai la frontière au Perthus d'où je gagnai Barcelone.
Dans le Jardin de Gaudi où nous avions rendez-vous, je remis le rouleau de toile cirée à un homme de belle prestance qui me remit en échange une enveloppe contenant de quoi tenir quelques mois...
Léon Degrelle m'apparut fatigué, à bout. Rien de l’homme fringuant de la photo que m'avait remise Jacques Latour pour mieux le reconnaître. Pourtant il vivra encore de nombreuses années et décédera à Malaga très âgé oublié de tous.
Tout à fait par hasard, feuilletant un jour un numéro de la Gazette de l'Hôtel Drouot que me prêtait mon voisin le peintre Maurice Verdier, je tombai en arrêt devant « mon » Rubens mis en vente chez Sotheby.
Cela me fit tout drôle de me souvenir d'avoir tenu cette toile entre mes mains au clair de lune et de l'avoir contemplée en égoïste.

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Je revois ma mère.
Je n'avais pas revue ma mère depuis le début des années 50.
Après avoir vécu durant des lustres dans notre villa de Genthod, aux côtés de mon beau-père et leur fille Rose-Marie, elle vendit cette propriété pour en acheter une plus vaste au Petit-Lancy, où je ne suis jamais allé. A la mort de son mari, elle vendit sa propriété, effectua quelques placements foireux, s'installa dans un appartement de la rue de la Servette, acheta un grand terrain et deux vieilles bâtisses à Dingy-sous-Vuache, en Haute-Savoie, près de St Julien-en-Genevois.
Au décès de mon beau-père, – j'étais son fils adoptif, – je n'apparus pas dans le testament. Citoyen de Genève, il ne me légua même pas sa citoyenneté genevoise à laquelle je devais avoir droit. Je demeurais inconnu. Ignoré. Exclu. L'Homme qui n'existe pas. J'en tirai une nouvelle.
Mais, prise sans doute d'un sentiment qui pouvait s'apparenter à du remords, ma mère me fera quelques années plus tard, dans les années 60, un cadeau somptueux : 30.000 F. suisses l'équivalent de 30.000 francs français nouveaux d'alors. Un véritable pactole Au lieu d'investir cette somme dans l'achat d'un logement, je l'engloutis dans la reprise et la rénovation d'un studio sous les toits de la rue Jacob.


35, rue Jacob (1967)
En effet, un ami me proposa un jour de rependre son studio sous les toits, rue Jacob, loyer loi 48. Une véritable aubaine en ces temps de crise du logement. J'hésitais, car on me proposait d'autre part, mais en pleine propriété un deux pièces sans confort dans le 4ème. Adorant le quartier, j'optai pour la rue Jacob. Cinq étages à pied, trois étages nobles avec un escalier spacieux aux marches cirées, à la rampe astiquée. Puis un escalier étroit, moins bien entretenu, mais conduisant vers le ciel. Un lieu magnifique...
Ce fut Pierre Derlon qui le rénova pour son plaisir et le mien. 16 à 18 m2, revêtus d'une peinture blanche cassée, teintée "gris officier".
Ensemble fonctionnel, avec porte-fenêtre ouvrant sur un balcon, une petite cheminée four à mi-hauteur, un cabinet de toilette avec WC chimique, douche, dans le plus beau quartier du monde. Un grand lit à bâti métallique serti au-dessus de deux vastes tiroirs de rangement.
Des placards pratiques, une bibliothèque disposée à la chinoise. Je me sentais roi d'un petit paradis...
C'était chaque soir la fête. Jusqu'à 14 amis venaient s’entasser dans cette garçonnière.


Philippe Marette
Psychiatre et amateur d’art. C'est chez Jacques Yonnet, rue des Écoles, que je rencontrai pour la première fois Philippe Marette.
Le Dr Philippe Marette étant psychiatre à Sainte-Anne il avait pris à coeur de sauver de la dépression une de ses jeunes patientes.
Cette personne était douée d'une voix au timbre remarquable, à la Zarah Leander, qui épatait tous ceux qui l'entendaient.
Philippe était venu voir Jacques Yonnet pour qu'il présente sa protégée à Michel Valette patron de la Colombe, qui était devenu l’une des références de la jeune chanson intelligente.
Le frère de Jacques, Marcel Yonnet, pianiste dans de petites boîtes rive gauche, accompagna Line lors d'une audition improvisée.
La voix pathétique de la jeune femme troubla et conquit les quelques auditeurs amis, mais, pour la présenter sur une scène, même d'un simple cabaret, Valette estima qu'il lui faudrait encore beaucoup travailler.
Philippe Marette était prêt à en assumer les frais, mais, sans être radin, disons qu'il était parcimonieux, et qu'il réservait ses ressources non négligeables à sa belle collection de meubles, objets et peintures des années 20, de style « art déco ».
Il installa Line dans une chambre de bonne, lui assurant le strict nécessaire, l'amenant chez lui lors de soirées décontractée où la jeune chanteuse rebaptisée Eva Bruges, passait pour sa maîtresse.
A cette époque – début des années 60, je demeurais dans mon atelier de Brunoy, vivant de mon usine à romans de gare, – du policier au porno en passant par l'espionnage alors très à la mode.
Un soir d'hiver, ayant dîné chez lui avec des amis et que nous avions pas mal picolé, j'accompagnai Philippe à la Colombe dans sa confortable auto, depuis son hôtel particulier de la rue de Bellechasse au quai aux Fleurs.
Je me rendis vite compte qu'il conduisait d'une façon chaotique, et beaucoup trop vite. En abordant les ruelles étroites de l'île de la Cité, sa voiture, dans un virage, accrocha une autre voiture.
Je lui demandai timidement s'il ne voulait pas que j'aille glisser sa carte sous le balai du pare-brise de la voiture qu'il venait d'endommager, mais il ne s'arrêta pas, enfila la ruelle de la Colombe, vira sur le Quai aux Fleurs, lorsque déjà, par devant et derrière, deux voitures de police encadraient sa limousine et que deux flics pas commodes lui intimèrent l'ordre de leur présenter ses papiers.
Philippe, qui avait recouvré son calme excipa son coupe-file qui radoucit les pandores. Mais, entre temps, un gradé était apparu – la Préfecture était toute proche – et s'enquit de ce qui se passait.
Les pandores expliquaient qu'il s'agissait de Philippe Marette, d'une "huile", patron de l'hôpital Sainte-Anne, frère d'un ministre…
Le commissaire leur rétorqua :
– Marette ou pas Marette, faites votre constat, avant de retourner à son bureau.
Du côté de la Colombe, le remue-ménage provoqué par cet esclandre avait amené Michel Valette à venir s'informer de ce qui se passait. Me voyant, au côté de Philippe, il s'approcha, et me demanda :
– Eh bien, Marco, qu'est-ce qui vous arrive ?
Je lui expliquai les choses à voix basse.
Michel Valette proposa alors à Philippe et aux deux policiers de venir faire le constat au chaud à la Colombe. Nous voilà debout, dans l'étroit couloir du cabaret, accédant aux étages, derrière les deux petite salles de spectacle bondées, à déguster de la fine champagne dans de grands ballons de cristal !
Les présentations faites, le constat effectué à la bonne franquette, nous regagnons le quai sans assister au spectacle.
Avant de remonter en voiture, les policiers, voyant l'état aggravé de Philippe, me proposent de le reconduire estimant que j'étais le moins beurré des deux.
Mais je refusai, affirmant que j'avais moi aussi trop bu et que n'ayant pas de coupe-file, je risquais davantage que mon ami.
Les deux poulets décidèrent par sécurité de nous accompagner au volant de leurs voitures jusqu'à la rue de Bellechasse, l'une devant, l'autre en arrière garde, gyrophares allumés.
Tout se passa bien jusqu'à l'entrée de l'hôtel particulier dont les montants de la porte cochère étaient garnis d'arceaux de fonte, que le pare-choc de l'auto de Philippe heurta violemment.
Malgré l'heure tardive, je souhaitais regagner Brunoy, à pied s'il le fallait, comme il m'était déjà arrivé de le faire, mais Philippe m'invita à rester chez lui pour la nuit sur un ton comminatoire. Sa demeure comportait plusieurs chambres, mais il insista pour que je couche dans la sienne… et dans son lit ! Philippe était saoul, certes, mais son ordre était impérieux.
Je m'allongeai donc à ses côtés, tout habillé, prêt à déguerpir au petit jour pour regagner mes pénates.
A un moment donné, je sentis une main baladeuse effleurer ma poitrine, et la voix ensommeillée de mon compagnon murmurer : Line ! Line !
Lorsque je racontai cette folle nuit à mes amis, Jacques Yonnet s'écria joyeusement :
– Ah ! tu étais L'inébranlable ! et, pour immortaliser cet épisode de la vie de notre ami, Yonnet grava son blason portant cette fière devise : Rien ne m'arrête !
Survinrent les folles journées de Mai 68.
Un soir de Mai que le ciel s'embrasait, dessinant au-dessus de la ville des lueurs d'incendie, Line qui dînait sagement avec nous se leva subitement, se débarrassa de ses bracelets, collier, bagues, boucles d'oreilles, montre, bref de tous ses bijoux et partit chantant et dansant une carmagnole spontanée, disant qu'elle aussi voulait s'éclater sur les barricades ! Philippe inquiet, la rechercha en vain.
Line revint, trois jours plus tard, chiffonnée, les vêtements sales et en désordre, repue, rayonnante de fatigue. Elle avait vécu trois jours et trois nuits de folie orgiaque, comme des milliers d'autres jeunes gens pour qui la « révolution de Mai » fut un intense et joyeux happening.
De mon balcon, au 5e étage du N°35 de la rue Jacob, j'avais une vue plongeante sur deux barricades. Les élèves de l'École de Médecine voisine en les dressant à l'aide des pavés descellés, avaient confectionné un piège redoutable pour les gendarmes qui allaient venir les déloger.
Je me souviens de la réflexion de cet ancien garde mobile blanchi sous le harnais qui, un jour que je souhaitais me rendre à la place Saint-Germain-des-Prés et lui demandais si je pouvais passer sans difficulté me dit :
– Si Messieurs les étudiants vous y autorisent, je n'y vois, pour ma part, aucun inconvénient.
Un soir j'invitai quelques amis espérant faire une surprise à Corinne qui, de son côté en avait invité autant sans me le dire.
La surprise fut que nous voilà plus d'une douzaine entassés dans notre minuscule studio et, parmi les convives, Philippe Marette, Michel Mayer et son épouse Nicole.
Or je sentis immédiatement une inimitié entre Philippe et Nicole provoquant un courant d'air glacé dans la pièce, car je l'appris par la suite, ces deux invités, tous deux amateurs d'art, se trouvaient en concurrence dans la recherche des mêmes objets des années 20, de style "art déco".
Mais, dans le joyeux brouhaha de cette soirée, les deux compétiteurs, comme il arrive souvent, se retrouvèrent à parler business et de finir par sympathiser et de nouer des relations d'affaires !
Je rencontrai une soeur et un des frères de Philippe au cours d'une soirée familiale protocolaire et plutôt ennuyeuse. Françoise Dolto très extravertie parlait avec exubérance, Jacques, journaliste, homme politique et futur ministre du gouvernement Pompidou, parlait business.
Quant à Philippe, il voulait propulser Line sur le devant de la scène, dans le petit monde médiatique où Carlos, le fils de Françoise se frayait déjà un chemin, sans parvenir à se faire entendre par sa soeur.
Françoise Dolto, autant pour titiller gentiment Philippe que pour se moquer de la pauvre Line, suggéra que la protégée de son frère vînt se produire le soir de Noël dans la petite Église St Julien des Pauvres qu'elle parrainait, où l'on avait invité Carlos qui lui se refusait absolument de chanter un chant religieux.
Philippe sauta sur l'occasion, persuada Line que ce serait peut-être la chance de sa vie, et la jeune fille morte de trac, se laissa forcer la main par son mentor.
Or, après peu de séances de répétitions, Line, tremblante d'émotion, chanta divinement bien l'Ave Maria de Schubert, accompagnée par un choeur de jeunes chanteurs amateur.
Mais le miracle ne se renouvela pas, car à cette époque l’Ave Maria ne figurait pas parmi les chansons à la mode et nul impresario ne se présenta !
Lorsque Philippe Marette tomba gravement malade, Line installée à son chevet, le soigna avec un grand dévouement et une patience d'ange.
Quelques mois avant de nous quitter, Philippe épousa Line, sous le régime de la communauté de biens universelle. Elle le méritait bien, elle qui lui avait consacré ses plus belles années.
Et, lorsqu'il s'en fut allé, Line renonça définitivement à la carrière de vedette de la chanson qu'il avait ambitionné pour elle. Madame Philippe Marette fit oublier jusqu'au nom d'Eva Bruges, dont rares sont les rescapés de cette époque à se souvenir.
Dans les années 1990, Carole et moi dînions chez notre ami Etienne Mercier, commissaire priseur, demeurant rue de Bellechasse, non loin de l'Hôtel particulier des Marette.
Je suggérai, sans trop croire au succès de cette initiative :
– Si nous appelions Line, pour voir si elle demeure toujours là et ce qu'elle est devenue ?
Madame Marette répondit en personne, de sa belle voix de bronze, et à ma demande, très simplement, comme si nous nous étions quittés la veille, elle vint à nous, traversant la rue, accompagnée d’un beau garçon nettement plus jeune qu'elle !
Nous ne nous sommes plus jamais revus, – ainsi va la vie, – lorsque, récemment, sur Internet une annonce me tira l'oeil : 

HÔTEL DROUOT COLLECTION DU DOCTEUR ET DE MADAME PHILIPPE MARETTE.

Psychiatre émérite, le Docteur Philippe Marette, frère de Françoise Dolto s'est passionné, en amateur averti, pour la peinture et la sculpture post-impressionnistes et modernes. La dispersion de 71 des oeuvres dont il s'est entouré réserve aux connaisseurs quelques pépites dues à des signatures d'importance de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.


Antoine Beneroso
Antoine Beneroso fut l'un des êtres les plus généreux qu'il me fut donné de croiser dans ma vie.
Né à Larache au Maroc le 8 mars 1930, Antoine était fils d’un transporteur routier d'origine espagnole, actif et dur à la tâche installé à Azrou puis à Mekhnès.
Pour la petite histoire, M. Beneroso père noua une amitié forte avec le comte de Paris et sa famille, établis gentlemen-farmer dans cette région frontalière entre les 2 Marocs durant leurs années d'exil. Il devint l'ami du prince et son conseiller bénévole. Transporteur attitré de son domaine il pouvait, grâce à ses relations dans tout le pays, négocier les productions de sa ferme au meilleur prix.
Ce fut le comte qui, le premier, remarqua la vive intelligence du jeune Antonio. Il incita son père à le placer dans une bonne école.
A Mekhnès, Antonio fréquenta l'école maternelle et primaire de « la Boucle". Il passa ensuite un an au lycée Poeymirau puis une autre année au lycée Lyautey de Casablanca avant de poursuivre jusqu’au bac ses études à l'école Acker de Mekhnès. Premier de la classe et fort en thème, Antoine fut un élève assidu et fit de brillantes études secondaires avant d'étudier la médecine à Paris où la famille s'installa.
L'été, il revenait s'occuper de l'école Acker où il était devenu professeur et faisait des stages à la clinique du Dr Giguet où il opérait aux côtés du Dr Cornette de St Cyr.
En 1958, le Dr Beneroso ouvrit un cabinet de chirurgien gastroentérologue dans le XVIe, dont la renommée flatteuse attira rapidement une clientèle huppée.
Je fis la connaissance d'Antoine dans les années 60. Il appartenait au Phylum, un club fondé par des notables pour contrebalancer l'influence des clubs anglo-saxons tels le Rotary ou le Lyon's Club.
En faisait partie la bande à Jean Commelin, - brillant polytechnicien et pionnier de la rétro-ingénierie -, amicale épicurienne comprenant entre autres figures, Denise Gay et Michel Trécourt. Ce fut Jean qui amena un jour dans mon studio du 35 de la rue Jacob ce jeune médecin aux allures de potache, aux yeux brillants, au sourire éblouissant ?
Dès le premier regard, à la première poignée de mains, le courant passa entre nous et Antoine vint fréquemment me voir dans ma minuscule tanière sous les toits. Il fut témoin à mon mariage avec Corinne et fit partie de notre joyeux cercle d'amis.
Autant ma vie d'écrivain était modeste, autant la sienne était active et flamboyante. Il avait épousé une femme fortunée, appartenant à la bonne bourgeoisie, fille d'industriels renommés, magnats de la chaussure de qualité. Son cabinet de gastro-entérologie du XVIe arrondissement était assiégé par une clientèle cossue. Sa soeur aînée Margot avait fait un beau mariage avec un grand chirurgien. Quant à sa soeur cadette, Angela, c'était une petite fée menue, diligente, serviable et merveilleusement belle.
Seul tourment : son petit frère Jean-François qui souffrait d’une malformation cardiaque. Antoine remua ciel et terre pour le sauver, réussissant à le faire bénéficier d'une des premières opérations cardiaques réussies.
A la fin des années 60, son ménage battait de l'aile, et son union se termina par un divorce, la garde des deux jeunes enfants, Nathalie et Xavier étant confiée à leur mère.
Antoine fut frappé dans ses oeuvres vives par cette douloureuse rupture.
Jusqu'à son divorce, tout lui avait réussi dans la vie et grande était son ambition. Mais la séparation d'avec ses enfants, le conflit avec son épouse, ouvrirent une faille affective dans sa vie jusque là bien réglée.
Il sentit soudain le besoin de changer d'air et de milieu.
A cette époque, l'esprit de Mai 68 venait de passer par là - quelques jeunes médecins écoeurés par la tournure fric et business que prenait la médecine officielle, l'abandon de la vocation médicale au profit d'un plan de carrière, décidèrent de réagir.
Ils s'investirent dans l'humanitaire, au service des plus pauvres, délaissés par les nouvelles élites du tiers-monde.
Méprisant la politique et les politiciens, il se proposaient d'offrir une aide médicale gratuite et directe aux populations les plus démunies de la planète. Missionnaires laïques, ils remplacèrent ici et là les missions chrétiennes chassées par les révolutions marxistes.
Ils s'enrôlèrent spontanément sous la houlette de la Croix-Rouge Internationale, et se retrouvèrent pour une première mission au Biafra où se déroulait une atroce guerre post-coloniale mettant aux prises une ethnie chrétienne, les Ibos, au gouvernement central Nigérian dominé par une faction musulmane confortée par l'ancienne puissance.
La région gorgée de pétrole attirait tous les prédateurs et il fut évident que les requins de la finance et de la politique internationales n'allaient pas laisser une population primitive bénéficier des richesses de son sous-sol !
La mission au Biafra de ces jeunes médecins idéalistes fut tout de suite confrontée à une guerre d'extermination et de terreur, sans lois, opposant un peuple pauvre et mal armé à une armée ravitaillée et soutenue par tous les impérialistes de la planète.
Pris en otage par des intérêts opposés, dans une situation dramatique où leur énergie et leur bonne volonté n'avaient que peu de pouvoir, ces chevaliers de l'utopie se sentirent malgré eux transformés en mercenaires.
Le plus dur, le plus effroyable pour ces jeunes praticiens idéalistes, n'ayant pas encore perdu la foi en leur vocation, fut l'impossibilité matérielle de soigner toutes les victimes, cette odieuse obligation de trier parmi les blessés et les malades, ceux qui avaient une chance de survie, en abandonnant les autres faute de moyens.
Supervisée par un administrateur opportuniste, et des manipulateurs plus ou moins habiles, se tenant et oeuvrant toujours du côté du manche et du plus fort, au détriment des faibles et des sans défense, cette mission eut le mérite de faire réfléchir et réagir quelques-uns de ces médecins revenus du Biafra blessés dans leurs convictions.
Il est vrai que la Croix-Rouge, vieille dame d'oeuvres déjà plus que centenaire, victime de sa renommée et d'une lourdeur administrative opaque et paralysante devait, pour survivre, donner des gages de neutralité aux intérêts les plus opposés.
Au cours de cette première mission Antoine Beneroso noua des relations d'amitié avec Jean Cabrol et Jean-Pierre Willem qui, quelques années auparavant, jeune interne à Libreville, s'était rendu à Lambaréné auprès du Dr Albert Schweitzer, et resta travailler durant quelques mois à ses côtés.
Des personnalités fortes tels Bernard Kouchner ou Max Récamier s'imposèrent avant de s'opposer sur le droit d'ingérence qui deviendra le cheval de bataille de Bernard Kouchner et de ses amis.
Toujours est-il que de cette mission humanitaire pionnière surgirent des figures remarquables telles Roni Brauman, Xavier Emmanueli, Gérard Illiouz qui, deux ans plus tard créeront Médecins sans frontières.
C'est avec un très vif enthousiasme qu'Antoine s'était engagé avec ses jeunes confrères dans cette première mission humanitaire, séduit par la générosité du projet. Il en revint quelques mois plus tard avec des sentiments mitigés, écoeuré par la consternante réalité observée sur le terrain et surtout le sentiment d'avoir été manipulé, d'avoir servi d'alibi, d'avoir assisté impuissant à un génocide.
A son retour, séparé de son épouse et de ses enfants, marqué par son séjour au Biafra, Antoine Beneroso quitta Paris et le XVIe arrondissement, pour installer son cabinet dans la cité nouvelle d’Evry, où il se fit rapidement une bonne clientèle.
Grand séducteur, Antoine avait toujours une cour brillante autour de lui, des jeunes et jolies femmes venues le consulter non pas qu’elles souffrissent de quelque maladie que ce soit, mais afin que le beau docteur s'occupe d'elles.


Vertèbre déplacée
En 1969, je fus confronté à une douleur vertébrale insupportable que le médecin que j'avais consulté ne parvenait pas à soulager.
Antoine gravit chaque jour les cinq étages jusqu'à mon studio sous les toits et, patiemment, avec dévouement, se livra à des infiltrations ponctuelles d'analgésiques qui soulageaient ma douleur mais ne supprimaient pas la cause de mon mal.
Un jour, en présence de mon ami Roland Massot, il déclara:
- Je ne vois plus qu'une solution, voir un rebouteux!
Roland se proposa de me conduire chez son ami Pécunia, un chiropracteur qui me remit sur pied en une seule séance de manipulation.
Antoine Beneroso et Albert Pécunia sympathisèrent et échangèrent souvent leurs connaissances médicales.
Praticien plein de fougue, ouvert à toutes les techniques capables d'aider son patient, Antoine prenait à coeur de guérir ses malades en livrant au mal qui les frappait une guerre sans merci.
En présence d'un malade, il ne se contentait pas de poser un diagnostic et d'établir une ordonnance, il suivait son patient jusqu'à sa guérison.
Ce fut avec les Dr Olivier Charon et Jean-Pierre Willem, l'un des très rares médecins que je connus, prenant à coeur d'étudier à fond le cas qui leur était présenté, et dont l'empathie avec le malade était totale.
Comme jadis le Dr Georges Schwartz (Paul Valet en poésie) Antoine Beneroso aida des dizaines de mes amis à recouvrer la santé.
Au premier appel téléphonique il accourait avec sa mallette médicale, examinait le malade, l'écoutait patiemment, posait son diagnostic avant de lui indiquer la conduite à tenir et de lui fournir le remède adéquat. Et il faisait cela avant ou après les consultations données à son cabinet, sans jamais accepter le moindre sou !
C'est ainsi qu'il vint soigner Gigi Guadagnucci dans son atelier de Montparnasse, l'unique fois de sa vie que le sculpteur tomba malade.
Ce n'était qu'une forte grippe mais Antoine Beneroso dut avouer que c'était la seule affection qu'il craignait !


Les Mercenaires de la charité
Auteur de romans d'espionnage, j'avais demandé à Antoine de me rapporter de sa mission le plus de documentation possible pour me permettre de bâtir un roman d'aventure sur toile de fond de ce conflit.
De retour du Biafra, il me fournit une abondante moisson de photos, de documents, de souvenirs sur tout ce qu'il avait vécu là-bas.
A la lecture de ces documents, en regardant ces clichés, en écoutant son récit, je me rendis compte que cette aventure humanitaire méritait beaucoup mieux que de servir de canevas à un modeste roman vite torché comme j'avais l'habitude d'en confectionner deux ou trois par mois.
Je lui proposai d'en tirer un ouvrage plus ambitieux, un roman certes, mais réaliste, car tous les éléments étaient réunis pour composer un récit puissant et lancer un cri d'alarme.
Antoine se prit au jeu, même un peu trop, et me cravacha pour que le roman parût au plus vite, si possible avant la réunion prochaine des officiels et de l'équipe ayant participé à la mission, c'est-à-dire à quinze jours de là !
Antoine et la plupart de ses jeunes amis médecins étaient revenus du Biafra avec la sensation d'un énorme gâchis, d'avoir été sur le terrain le jouet d'une sordide manipulation.
En effet, pour ces jeunes praticiens de terrain, ignorants des nécessités de la Realpolitik mais ayant observé les embrouilles, les compromissions, les bakchichs, les trafics d'influence auxquels étaient contraints de se livrer quelques officiels de l'organisation caritative internationale, avec les autorités nigérianes et des barbouzes de tous bords, rentrèrent de leur mission blessés, leur conscience marquée au fer rouge.
Dans le récit que me fit Antoine corroboré par ses amis ayant participé à l'aventure, transparaissait un formidable sentiment de révolte, qui eût mérité une étude plus approfondie.
En moins de dix jours le récit fut bâclé sur mon Underwood. A peine relu et imprimé sous le pseudonyme d'Antoine Maloroso et le titre un peu provocateur « Les Mercenaires de la Charité », il parut juste à temps pour la réception prévue.
Dans les milieux officiels de la Croix-Rouge ce petit ouvrage politiquement incorrect fut accueilli avec fraîcheur par les uns avec ironie par d'autres. En effet, le lobby helvète tenait à ne pas faire de vagues, à ne froisser personne, ni les Anglais, ni les Russes qui soutenaient le Gouvernement nigérian, tandis que Jacques Foccart, éminence grise du général de Gaulle, qui privilégiait l’indépendance des Ibos pour contrebalancer l'influence britannique, s'amusa de ce pavé jeté dans le marigot.
Antoine Beneroso, être franc, ouvert, chaleureux, sentit très vite une certaine glaciation s'établir dans ses rapports avec les officiels, fonctionnaires de la charité, qu'ils appartiennent à la Croix-Rouge internationale ou aux services de l'État !
En fait, lors des cérémonies d'auto-congratulation et des remises de hochets honorifiques, Antoine fut privé de la Légion d'Honneur dont bénéficièrent la plupart de ses camarades.
Être loyal par excellence, Antoine Beneroso, n'en fut pas trop froissé. En tant que médecin, il connaissait l'incommensurable fatuité des hommes politiques, leurs faiblesses, leur corruptibilité.
Après l'expérience douloureuse et enrichissante du Biafra, Antoine appliqua dans sa banlieue cette médecine loyale, généreuse des praticiens d'autrefois exerçant leur métier difficile par vocation, permettant aux plus démunis d'accéder aux mêmes soins que les plus riches, sans aucune discrimination.
Durant plusieurs années, il pratiqua avec succès sa spécialité, la gastro-entérologie, à Évry, recevant à ses consultations des clients de toute la région parisienne, parmi lesquels des confrères, des artistes, des milliardaires et des clochards avec, une proportion élevée de jolies patientes qui se disputaient le privilège d'être reçue en tant que "dernière cliente" de la journée !
L'une des qualités majeures de ce praticien d'exception résidait dans l'amour de son métier qui l'incitait à mobiliser toutes ses facultés pour trouver la cause précise du mal dont souffrait son malade et la thérapeutique nécessaire à sa guérison. Curieux de toutes les techniques, des expériences de ses confrères, il exerçait d'instinct une médecine "globale" tels que la formuleront par la suite les adeptes de la médecine "holistique" ou "totale".
En cela il était tout à fait à l'opposé de cette médecine bureaucratique enseignée dans les facultés, ne tolérant aucune autre thérapeutique que celle autorisée par le mandarinat.
La mort d'un malade importait peu à ces morticoles pourvu qu’il mourût selon les règles ! Guérir un malade par des soins non reconnus par la Faculté était une hérésie et pouvait entraîner le médecin qui les pratiquait à des sanctions !
Antoine refusait obstinément de renoncer à sa liberté de chercheur ou de se laisser enfermer dans un carcan de règles abusives. Pour lui la Médecine restait un Art, non une science exacte comme la physique.
Il m'est arrivé de le voir concentré, exerçant sa volonté sur le cas d'un malade abandonné par ses confrères, qu'il voulait absolument tirer d'affaires, et y parvenant quelquefois, selon une probabilité très au-dessus de la moyenne.

La publication des “Mercenaires de la Charité“ et le très modeste succès de sa diffusion déclenchèrent en lui une forte envie d’écrire d'autres ouvrages.
Approché par les Éditions de Trévise, un éditeur habitué à la fabrication de bestsellers, il eut la chance de séduire Paul Winkler, le grand patron. Il partageait avec lui le goût des jolies femmes et des voitures rapides et sportives. Bene travailla durant plusieurs mois avec Gérard, le sympathique collaborateur que le patron avait chargé de l'assister dans l'élaboration d'un nouvel ouvrage à paraître sous le titre : Les Possédés du Coeur.
Enthousiasmé par les exploits de chirurgiens d'exception comme Barnard, Cabrol et quelques autres grandes figures de la médecine contemporaine, qu'il rencontra personnellement, Antoine souhaita écrire l'épopée de cette fabuleuse aventure scientifique.
A un moment donné, il commit l'erreur de privilégier la littérature où il n'était encore qu'un apprenti à la pratique médicale où il excellait.
La raison et l'excuse principale de ce changement de cap fut la diminution de son acuité visuelle qui lui fit craindre une perte d'efficacité dans son art. Mais aussi sa ferme croyance qu'il exercerait une influence supérieure par l'exercice de la littérature que par une pratique médicale exemplaire.
Au cours de son enquête sur les opérations cardiaques en vue de la publication de son livre Les Possédés du Coeur, Antoine Beneroso se rendit à Houston, à New-York, en Californie, étudier sur place les techniques médicales de pointe en cours d'élaboration.
Il rencontra également le professeur Christian Barnard, auteur de la première greffe du coeur. Lors de leur entrevue, le célèbre chirurgien lui confia comment, au cours du mois précédant sa première opération, il assista plusieurs fois en rêve, de bout en bout, avec une très grande précision, à sa prochaine intervention.
Chaque difficulté, chaque instant de découragement, le moindre incident de parcours, une hémorragie imprévue même lui étaient apparues en songe, et Barnard avoua à son confrère que le jour J, il avait opéré son patient en véritable état second, comme si sa main était guidée d'en haut...Beneroso ajoute : «Barnard étant alors un jeune chirurgien inconnu, Sud-africain de surcroît, méchamment critiqué par des pontifes jaloux de son exploit, il n'osa aggraver son cas en confiant cette anecdote à la presse».


L'effondrement
Ayant cédé prématurément son cabinet pour s'adonner corps et âme à la littérature et le succès espéré n'étant pas au rendez-vous, Antoine Beneroso perdit pied.
Il vécut quelque temps dans une caravane dans les bois, loin de tout, ravitaillé par une amie, avant que je ne l'héberge dans ma maison de campagne de Bourron-Marlotte.
Ses amis et moi avons essayé de relancer la mécanique, de ranimer son enthousiasme, de lui redonner confiance en lui, mais la petite flamme s'était éteinte.
En 1976, le Liban où Antoine avait des amis médecins travaillant dans un pays à feu et à sang, ravagé par la guerre civile, lui offrit une nouvelle chance. Il se rendit à Beyrouth, à ses frais, emportant plusieurs valises d'instruments, de médicaments, et alla seconder une équipe médicale débordée, travaillant jour et nuit dans un hôpital à demi détruit par les bombardements et les attentats.
Vers la fin de cette même année, 76, mon propre couple ayant sombré, je décidai de prendre une année sabbatique et rejoignis Antoine Beneroso qui m'avait appelé à l'aide, et lui apportai des produits de première nécessité dont leur hôpital était démuni.
N'étant ni médecin, ni infirmier, ni même secouriste, je représentais une gêne plutôt qu'une aide efficace. Je remplis quelques tâches de soutien, de présence, d'accompagnement, de parole, de liaison... Mais les médecins libanais secondés par des praticiens venus d'Europe étaient beaucoup plus utiles que moi, le gros Helvète maladroit.
Ici, à Beyrouth, c'était l'horreur... Des blessés arrivaient de partout, broyés, sanglants, défigurés, émasculés, ayant perdu un membre, un oeil, avec des plaies épouvantables, les entrailles à l'air. Une expérience par-delà l'imaginable... Ici, à Beyrouth, c'était l'enfer.
Me sentant inutile, je rentrai à Paris la rage au coeur pour toutes les abominations observées, mais physiquement et psychiquement requinqué. Rien ne vaut un traitement de choc pour remettre ses idées en place. Et puis, j'avais perdu cinq kilos. Dans l'année j'en perdis vingt autres !
Ayant repris le collier, je ne vis Antoine que de loin en loin, mais le sachant remarié à une femme énergique et sympathique, je le crus totalement tiré d'affaires.
En effet, j'avais lu avec un très vif intérêt le dernier ouvrage qu’il me soumit avant publication, traitant de l'acharnement thérapeutique dont avait bénéficié le Général Franco lors de sa fin de vie.
Un jour, j'appris qu'Antoine s'en était allé par un matin gris, sans un cri, comme un oiseau perdu dans la tempête, ayant simplement ouvert la fenêtre pour rejoindre la terre.
A l'église Saint-Médard l'émotion fut immense lors de l’ultime cérémonie d'adieu à cet homme au coeur immense.


Pierre Traissac et Jeannot Julliard
Jeannot Julliard était originaire d'Aigueperse où son père, marchand de vins avait sa cave et son échoppe dans l'une des plus belles maisons anciennes de la ville. Le Jeannot, jovial et ambitieux, toujours plein d'idées rêvant de fortune, tenait absolument, à créer une affaire bien à lui.
Son certificat d'études en poche, ce vibrion pas intellectuel pour un sou mais bricoleur de talent, - il avait de l'or dans ses mains - voulut se mettre à son compte. Mécanique, plomberie, maçonnerie, construction, il savait tout faire. Il avait épousé une gentille femme simple, jeune et jolie, courageuse, qui l'idolâtrait, qui l'aidait de son mieux, mais n'avait aucune autorité sur son fougueux compagnon.
Ce fut Jacques Yonnet qui me présenta au Jeannot.
Extraverti, volubile, il n'était jamais à court d'histoires et racontait volontiers sa vie. Pour fuir la boutique de son père, il avait d’abord monté une affaire de transport routier, acheté un, puis un second camion, à crédit, perdu son premier camion dans un accident sur route verglacée. Comme il n'était pas assuré, le Jeannot se retrouva sur le pavé, sans trop de moyens… mais jamais à court d'idées.
Il monta à Paris. C'était l'époque où l'on y bétonnait à outrance, où l'on croyait à l'avenir, au progrès, où l'on construisait des périphériques, des autoroutes, des cités HLM avec ascenseurs et baignoires. Les ascenseurs servant de terrain de jeu pour bricoleurs et les baignoires pour élever des poules !
Le Jeannot avait repéré un terrain en déshérence près de la Seine, situé sous la rocade entre le périphérique est en construction et l'autoroute de Champagne-Alsace en projet.
Il acheta le terrain pour une bouchée de pain, à crédit, y installa un atelier de réparation automobile mais se vit refuser l'implantation de pompes à essence. De surcroit, ce terrain idéalement situé en théorie ne se vit raccordé à aucune route d'accès au périphérique ou à l'autoroute !
Le Jeannot ne se démonta pas, il utilisa sa cahute, son ébauche de garage, comme support de publicité… vantant par de gigantesques panneaux aux couleurs vives les quatre essences les plus connues…
Esso, Shell, Total, Elf. Espérant que ces compagnies payeraient, il vantait leurs mérites sans contrat, donc sans aucune contrepartie financière !
Cela dura plusieurs mois, jusqu'à ce qu'une commission des sites l'obligeât à ôter ses panneaux un peu trop voyants. Des clochards vinrent occuper le terrain et l'atelier en déshérence, et le Jeannot, lui, fonçait déjà sur une nouvelle idée, vers un nouvel eldorado.
Il racheta à crédit un pas de porte de la rue de Pontoise dans le 5e arrondissement de Paris, ruelle peu fréquentée, pour y installer le matériel récupéré dans son atelier abandonné.
Jeannot comme je l'ai dit avait tous les dons manuels : il se mit à bricoler les vieilles voitures, à rafistoler les antiques mécaniques pour le bonheur des collectionneurs de guimbardes. Ne sachant pas faire payer ses travaux à leur juste valeur, achetant tout à kroum, il finit par avoir une importante cohorte de créanciers aux fesses venaient le relancer.
Mais notre Jeannot avait un sourire désarmant et un argumentaire digne d'un excellent camelot.
Un jour, en face de son atelier, un panneau proposait la reprise du droit au bail d'un joli bistrot ancien, aussi délabré intérieurement qu’en façade. Le fonds était à céder à très bas prix, les différents restaurateurs qui l'avaient exploité ayant toujours fait faillite. Aucun n'était parvenu à attirer une clientèle autre que de clochards, dans cette petite rue perdue entre le Quai de la Tournelle et le Boulevard St Germain, un quartier superbe mais misérable, qui n'allait devenir à la mode que des années plus tard.
La vieille maison appartenait à un ami de Jacques Yonnet, Maître Leroy, un avocat bien installé dans la vie, qui s'occupait de ses petits litiges en conseiller bénévole lorsque Jacques ou ses amis avaient besoin d'assistance juridique.
Et voilà notre Jeannot embringué dans une nouvelle aventure, rêvant de transformer son troquet aux belles caves voûtées en caveau de chanteurs à la mode rive-gauche, comme il commençait à s’en ouvrir dans le périmètre.
Maître Leroy avait acquis cette vieille maison pour son caractère pittoresque, afin d'éviter sa destruction, mais les modestes loyers qu’il en retirait ne lui permettaient pas d'assumer les travaux nécessaires à sa restauration.
C'est là qu'apparut, notre Jeannot, enthousiaste et plein d’idées, prêt à transformer cette ruine en palais.
Ce fut Pierre Chaumeil qui un jour me fit connaître Pierre Traissac, un «compatriote». Pierre était originaire d'Aigueperse, - comme Jeannot Julliard. Un joli bourg du Puy-de-Dôme, où la famille avait établi ses pénates près de la sous-préfecture. Son père avait été préfet, mais fidèle au maréchal Pétain, il avait fait partie d'une charrette de l'épuration, sauvant sa tête mais pas sa carrière.
Pierre Traissac, garçon charmant et charmeur, plaisait aux demoiselles et le bougre en profitait largement. Sa pipe et son humour étaient légendaires.
Organisateur né, son dynamisme et sa compétence l’avaient amené à prospérer dans l'ombre de Guy Taittinger et de la Société du Louvre.
Cette fonction valut à ce célibataire le privilège d'habiter durant plusieurs années l'hôtel du Palais d'Orsay, dans un logement de fonction avec vue sur la Seine et ouvrant plein Ouest sur l'hôtel de Salm, siège de la Légion d'Honneur.
A l'aide de sa longue vue, il pouvait observer les mouettes volant au-dessus du fleuve, le va et vient des bateaux-mouches, mais surtout les décolletés printaniers et les gambettes des jolies promeneuses des quais sans oublier les charmantes et gracieuses pensionnaires en visite à la maison-mère de leur institution.
Vers 1975, secrétaire général de l'APS (Association Professionnelle de Solidarité du Tourisme), il sera le bras droit de son président Olivier Delaire, devenant le truculent et vigilant ange gardien de cette association de défense et de protection des touristes, parfois abandonnés à l'autre bout du monde par des "voyagistes" en faillite.
Je devins un familier de Pierre, croisant à l'occasion ses «ressources humaines» ou «demoiselles de bouche» comme il aimait les appeler.
L'hôtel du Palais d'Orsay, à l'instar des autres palaces parisiens, n'avait pas encore franchi l'étape de l'hôtellerie de luxe internationale initiée par les Badrutt, les Ritz ou les chaînes internationales style Hilton. On y trouvait encore de superbes chambres dépourvues de salle de bain et de WC intérieurs.
C'était le cas de celle de Pierre Traissac. Les toilettes, les douches et le bain étaient proches mais sur le palier. Dans la chambre, la toilette, consistait en un somptueux lavabo serti dans un meuble approprié, abritant pot de chambre et bidet mobile dissimulé, derrière un paravent.
Aussi, lui arrivait-il, lorsqu'une mignonne éprouvait un petit besoin, de l'inviter à s'asseoir sur le lavabo, lui offrant la vue de son minou.
Et si l'envie était une «grosse commission» il ne restait ma foi à la belle que la délicate solution d'écraser son étron entre ses jolis doigts pour lui permettre de se diluer discrètement dans le tuyau d'évacuation.
Pierre jouissait joyeusement de la confusion de la belle lorsqu’en présence d'un ami en visite, il dégageait un pan du paravent pour offrir la belle en spectacle.
Pierre ardent collectionneur de formules assassines et de bons mots acides les distillera plus tard sur le Nénét sous le pseudo de Georges Duclair.  - Formules assassines.



J’épouse Elvire Corinne 






Je connaissais la famille Candela depuis toujours. Wania et Claude étaient les voisins et amis des Marcellot.
Claude était altiste à l'orchestre philharmonique, son frère avait fondé le Conservatoire Candela. La légende familiale affirmait que le
grand-père était venu d'Italie à pied, après la guerre de 14-18, avec un violon pour seule fortune.




Chez les Candela je me sentais bien. Généreux, ouverts, accueillants, j'ai passé dans leur atelier mes plus beaux réveillons.
Leurs trois enfants, Olga, Elvire et Richard, éduqués à l’ancienne, à la dure, étaient des adolescents bien élevés, cultivés, qui - mais je ne l'appris que bien plus tard - avaient beaucoup souffert des rudesses éducatives d'une mère impitoyable. Pourtant, nous, leurs amis, nous ne nous rendions compte de rien.
Très belle, Wania Candela avait du chien, elle régnait sur son petit monde par sa présence de grande dame, exigeant que les enfants vouvoient leurs parents.
Elle avait le sourire piquant de Jeanne Moreau dans Jules et Jim, un regard troublant, une bouche sensuelle, une allure à la fois simple, hautaine et provocante.
Le père, artiste talentueux et discret, homme sage, fumeur de pipe, n'était guère disert. Dès qu'il avait un instant de loisir, il allait peindre dans son atelier. C'était son unique plaisir.
Avec mon ami Paul nous allions souvent dîner avenue de la République, armés lui de fleurs (il savait mieux que moi parler aux dames) moi de vins ou d'alcool. Comme moi, Paul gardait un oeil sur Corinne, notre cadette d'au moins quinze ans, mais dont la jeune splendeur en bouton promettait une éclosion somptueuse.
Jean Avrin aussi, lui faisait les yeux doux, et de nous trois, ce fut lui qui l'emporta… secrètement, le premier.
Pourtant, ce fut dans ma vie qu'Elvire Corinne entra par effraction, lorsque le 27 décembre 1967, venue dans mon pigeonnier du 35 de la rue Jacob me porter elle-même la jolie carte d'invitation au réveillon peinte par son père, il advint ce qui devait advenir.
Petite merveille, Elvire était perle rare. Gracieuse, souriante, le visage mutin sous son casque de cheveux noués en bandeau. Je la connaissais depuis toujours. Je l'avais vue grandir, éclore.
Que se passa-t-il ce jour-là, rue Jacob ? Elle ne retourna pas chez ses parents, elle s'attarda dans mon cinquième sous les toits, et nous sommes restés trois jours et trois nuit au lit à nous aimer. Ce fut notre réveillon !
Nous vécûmes un amour de rêve, quelques mois de folie. Corinne n'osa pas retourner chez ses parents. Wania et Claude se montrèrent fâchés… pour un temps.
Après quelques mois d'ivresse, il me fallut me résigner au mariage, indécente extrémité à laquelle j'espérais bien échapper toujours.
Ni épouse ni moujingue ! Tout sauf l'esclavage conjugal ! Je fus bien attrapé. Mais je me soumis à la nécessité des convenances.
Nous passons donc devant M. Le Maire. 
Nous nous sommes donc mariés… par incitation motivé… à la mairie du 6ème, hors de la présence de nos familles. Antoine Beneroso et Milo Wicki furent nos témoins, et tout rentra dans l’ordre impitoyable des convenances.
Une fois mariés, la fâcherie familiale ne dura pas trop, et nous
nous revîmes les uns les autres… Mai 68 passa là-dessus… et ce furent quelques années de bonheur.
Corinne resta rue Jacob. Le studio était minuscule mais au début des amours on aime bien vivre très proches l'un de l’autre.




******


Mai 1968
35, rue Jacob. Fin avril, les Presses Noires viennent de me régler 3.000 F de droits d'auteur pour un roman d'espionnage. Cela correspondait à peu près à 4 fois le smic. De quoi voir venir.
Car, dès le début du mois de mai le mouvement contestataire des étudiants parti de Nanterre gagnait les autres Universités et une anarchie molle s'installa peu à peu dans la capitale puis dans les villes de province.
Pourtant, la France est riche, heureuse, libre et rien ne semblait prévoir un tel déferlement de contestation.
La France bourgeoise, gavée, s'ennuie à mourir. Plus de guerres coloniales, plus d'expéditions punitives. L'URSS ne fait plus peur.
L'Allemagne est presque une amie. La misère est partout soulagée par cent associations charitables. Il lui faut une récréation au pays, un happening.
Et là, en quelques jours, le pays devint fou, la situation incontrôlable, le défoulement collectif. Mais c'est une révolte de petits gavés, de fils à papa anarchistes, de situationnistes, de bébés intellectuels. Les ouvriers, les syndicats, les communistes traînaient la patte, attendant pour entrer dans la danse un ordre du Parti.
Au fil des jours, la ville entra dans une sorte de léthargie, d'inactivité forcée, les gentils jeunes gens qui se baptisèrent eux-mêmes «enragés» paralysant la ville, empêchant toute activité dans les grosses entreprises.
Pourtant, nous ne manquions de rien, notre boulanger fournissait chaque matin son pain frais et ses délicieux croissants. On entrait chez l'épicier par la courette. Le boucher-charcutier offrait ses steaks tendres et ses cochonnailles appétissantes, apparemment sans restriction.
Rue Jacob, du haut de notre balcon, nous nous trouvions comme au théâtre, aux premières loges. La portion de notre rue, entre la faculté de médecine et la rue Saint Benoît, se vit rapidement obstruée par deux barricades. Les voitures ne passaient plus et celles qui les premiers jours tentaient de contourner l'obstacle se voyaient caillassées, renversées, brûlées.
Par prudence j'allais garer après usage ma Volkswagen dans le périmètre protégé des ministères et des ambassades dans le 7ème arrondissement où les garde mobiles ne laissaient pas entrer les casseurs.
Ce fut une époque curieuse. Chez nous, chaque soir, c'était la fête, les amis rappliquaient de partout pour vivre intensément cette «révolution».
Certains y croyaient, attendaient le grand soir avec de délicieux frissons de crainte. Les femmes surtout… à qui cette période de liberté totale, d'abandon des convenances, offrait un terrain de jeu où évacuer leur libido.
Je me souviens de Line, la protégée de Philippe Marette qui venait en voisine et partait dans la nuit laissant sa montre, ses papiers et ses bijoux dans notre placard avant d'aller s'éclater sur les barricades, revenant le lendemain ivre de fatigue, d'alcool et de stupre, ayant baisé toute la nuit sur les barricades.
Près de chez nous, rue Vaneau, le vaste appartement de XXX un éditeur ami, recueillait chaque soir des dizaines de jeunes bourgeois manifestants qui lui laissaient leurs chéquiers, papiers d'identité et cartes de crédit avant de partir à la castagne !
Tous les jours j'allais traîner dans les rues, restant au contact des événements sans y prendre une part active. Car à aucun moment je n'ai cru à ce grand soir souhaité par la jeunesse.
J'avais connu le communisme de trop près, vingt ans plus tôt, je savais que l'avènement du bolchévisme serait une catastrophe pour tout le monde.
Mais, autour de moi, des amis pourtant cultivés, intelligents, appelaient la révolution de tous leurs voeux, en devenaient ridicules et méchants.
Je me souviens de Richard, de Lucien, de Robert, camarades de mon âge, pris au piège du marxisme comme je l'avais été vers 1950.
Un jour, à la terrasse bondée des deux-Magots, à deux pas de chez moi, X (je ne me souviens plus de son blaze) éructa :
- Et toi, le Suisse, tu as intérêt à te tirer en vitesse, car si tu t'attardes ici, on te fera la peau comme à tous les bourges !
A la terrasse de ce café célèbre personne ne broncha devant cette diatribe.
Un autre jour, voulant entrer à la Sorbonne qui venait d’être «libérée» par ces gentils jeunes gens, leur service d'ordre brandissant matraques et pavés, exigea de voir mes papiers !
Je rappelle ici que je vivais en France depuis 1954, totalement libre, sans visa, permis de séjour ou faffes officiels. Je possédais un passeport et un permis de conduire suisses périmés, sans que jamais aucune autorité française ne m'ait cherché des pouilles !
Et voilà que des petits merdeux et petites merdeuses venaient jouer à la gestapette !
Je forçai le passage, entrai dans cette Sorbonne temple de la culture et de la liberté pleine d'une foule d'excités, de prédateurs, de pollueurs qui saccageaient tout pendant que des illuminés péroraient, vociféraient, s'insultaient le plus sérieusement du monde sous le regard impassible d'un portrait-charge de Richelieu.
Un mois plus tard, après avoir senti passer tout près de sa tête le vent du boulet, de Gaulle va se rassurer auprès de Massu et rentrer siffler la fin de la récréation.
Une énorme manifestation réunissant plus d'un million de personnes viendra clore cette révolution d'opérette. Pour une fois, les bourgeois osaient eux aussi descendre dans la rue, en masse, aux côtés du populo, s'émerveillant eux-mêmes de leur audace.
Mais la joyeuse insurrection laissera des traces profondes dans les esprits. Rien ne sera plus tout à fait comme avant. Mai 68 aura sonné la fin des libertés publiques fondamentales. 



Liberté de pensée.
Liberté d'entreprendre. Mai 68 marquera la prise du pouvoir par les fonctionnaires, la création d'une gestapo fiscale, de la multiplication de la paperasse, de l'État tout puissant.
Oui, Mai 68 qui se voulait libertaire, sonna le glas de la liberté.
Installé au n° 35 de la rue Jacob, dans le 6e, j'ai vécu les événements au jour le jour, au coeur de la ville insurgée, dans l'oeil du cyclone, entre deux barricades.
J'écrivais au fil des jours ce que je voyais, ce que j'entendais, ce que je ressentais. Cela donnera : l'« Histoire secrète de l’insurrection de Mai 68 »
Mai 68, tel que je l'ai vécu, fut une expérience extraordinaire, d'abord parce que j'habitais un quartier situé au coeur des événements.
Depuis mon balcon de 5e étage, observatoire privilégié, je pouvais assister aux mouvements de foule, aux échauffourées, aux provocations, aux castagnes qui se déroulaient à quelques mètres de chez moi.


De Gaulle sonne la fin de la récré.
Un tract anonyme de la JCR (jeunesse communiste révolutionnaire) répandu dans Paris à la fin du joli mois de mai, annonce la couleur :
La révolution de mai vient de prouver si besoin était que la classe ouvrière ne peut plus être dans notre pays l'élément moteur de la révolution.
Trop occupée à satisfaire des besoins strictement matériels, la classe ouvrière s'est faite la complice inconsciente de la société de consommation. La classe ouvrière manque fondamentalement d'idéal. Or c'est l'idéal qui oblige à l'action.
La révolution ne pourra donc s'appuyer dans notre pays que sur une nouvelle classe: la classe d'âge.
C'est la jeunesse, et particulièrement la jeunesse scolarisée qui est l’élément conscient de cette classe qui fera la révolution dans les années à venir. La jeunesse en est venue à contester les parents, la famille, les maîtres, les cadres, l'enseignement et la morale qui l'oppressent. Le jeune révolutionnaire doit donc lutter sur le front idéologique dans deux directions précises: convaincre la jeunesse de la force qu'elle représente, convaincre la jeunesse de se libérer totalement et définitivement de la tutelle des maîtres, des parents, de la famille, des cadres, de la morale et de l'enseignement traditionnels.
Pour cela le jeune révolutionnaire doit apprendre la désobéissance.
Désobéissance aux parents réactionnaires. Désobéissance aux maîtres et professeurs réactionnaires. Refus de l'enseignement et de la morale traditionnels.
Seuls les jeunes enseignants de gauche et d'extrême gauche issus et éduqués par la jeunesse révolutionnaire ainsi que certains éléments jeunes et dynamiques de la classe ouvrière, peuvent être récupérables pour le mouvement… 


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Le Père Poilâne boulanger de légende









Pierre Poilâne, d'origine normande, épousa une Helvète, issue de la boulange, dont la famille ravitaillait en gros et larges pains les bergers d'estive qui passaient l'été avec leurs troupeaux dans les alpages.



Ce pain complet, dont la farine était moulue à l'ancienne, entre deux meules de pierre, cuit au levain dans un vieux four chauffé au bois, restait comestible durant plus de deux mois, sans moisir, même si, à la fin de l'été, les bergers devaient couper les dernières miches à la hache.
Poilâne et sa femme ouvrirent leur première boutique au N° 8 de la rue du Cherche-Midi, entre Saint-Germain des Prés et Montparnasse. Si Madame Poilâne restait à la caisse pour servir les clients et compter les sous, son mari ne dédaignait pas, sa première fournée terminée, de livrer lui-même ses pains à quelques bistrots voisins choisis pour la qualité de leurs petits vins de terroir.
Parmi ses premiers clients, le patron du Sauvignon, 80, rue des Saints Pères, le père Frayssse, rue de Seine, Bouscarel, La Tartine rue de Rivoli, Cointepas, place du Pont Neuf, Vergne rue des Saints-Pères, Mauchien, 26, rue de Buci, Le père Gouin rue du Marché Saint- Honoré, Prin, Ma Bourgogne, Bd Haussmann, Jean-Baptiste Chaudet, 20, rue Geoffroy St Hilaire, derrière la Mosquée, Bernard Péret, rue Daguerre, et quelques autres tel Henri Gault, fameux dénicheur de tables gourmandes, proposait dans sa rubrique de Paris-Presse.
La boutique située au coeur de ce Paris que l'après-guerre avait mis à la mode, était fréquentée non seulement par les bourgeois du quartier mais par des étudiants et des artistes désargentés dont la bourse manquait de fifrelins.
Ces jeunes affamés devinrent ses meilleurs propagandistes car, en échange de son pain – la maison ne faisant absolument pas de crédit – acceptait d'un peintre le tableau d'une miche, d'un chanteur une chanson à la gloire du pain, d'un étudiant un subtil mais discret graffiti sur les murs vantant le Pain Poilâne.
Les murs et l'arrière salle de la boutique devinrent un véritable musée comportant des dizaines de toiles et de dessins illustrant le pain, que Apollonia Poilâne, la petite fille du patriarche conserve encore.


Avec ses premières économies, Pierre Poilâne, sur les conseils de Jacques Yonnet acheta, un terrain, au chemin Creuse Voie à Bièvres où, le succès venu, il installa un four à bois espagnol moderne, une machine pour pétrir la pâte automatiquement, et, si son pain était toujours fait à l'ancienne, cette inflation de miches que l'on trouvait jusque dans les Monoprix, et les boutiques chicos à travers le monde, finit par en détourner les vrais gourmets.



Lorsque son fils Lionel reprit l'affaire, profitant de la faiblesse de son père qu'il mit carrément sur la touche, ce fut le délire. Ayant pris la grosse tête, Lionel se moquait du pain, il voulait du fric, beaucoup de fric, et le plus vite possible.
Mégalomane, il transforma la modeste entreprise de ses parents en usine à pains, remplaçant la qualité de ses produits par une publicité tonitruante. Paradant à la télévision, il se crut le maître du monde. Il s'acheta des voitures de luxe, une île bretonne, l'île des Rimains face à Cancale, avec son fort Vauban, un hélicoptère qu’il pilotait lui-même, pour s'y rendre.
Il alla jusqu'à vouloir interdire à Max, son frère aîné, boulanger lui aussi, d'utiliser son nom ! Il lui intenta des procès qui ont duré trente ans et déchiré toute la famille.
Cette démesure perdit Lionel. Quos vult perdere Jupiter dementat.
En 2002, son hélicoptère tous feux allumés, s'abîma en mer, tuant l'« empereur » de la boulange et son épouse.
Aujourd'hui, Apollonia Poilâne, fille de Lionel, lui a succédé à la tête de l'empire d'un pain ayant perdu toute sa saveur !
Dans les années 70, Pierre Poilâne me demande un jour si je ne voudrais pas l'accompagner livrer de son pain à Crissier, près de Lausanne, à son ami Fredy Girardet, qui tenait le "piano" des cuisines du restaurant installé dans l'ancien Hôtel de Ville.
En ce temps-là entre Paris et Lausanne le voyageur n’empruntait pas encore le TGV. Les trains, pas tous électrifiés, mettaient souvent plus de dix heures à relier Paris au Léman, s'arrêtant après Dijon, dans toutes les gares, permettant aux passagers, pour la plupart gens du crû, de transporter leurs productions locales aux marchés des villes voisines : vins, beurre, fromages, jambons, saucissons, volailles, voire porcelets vivants.
Et chacun parlant dans son patois, échangeait à l'heure du casse-croûte le contenu de son panier à provisions avec les autres voyageurs.
Polâne en profitait pour vanter son pain dont le goût n'impressionnait pas outre mesure ces gens simples, habitués à manger du pain bis confectionné à partir de leurs farines paysannes et cuit au feu de bois de leurs cheminée.

***

Crissier Restaurant de l'Hôtel de Ville.


Au rez-de-chaussée, une salle rustique, accueillait les gens du pays, les commis voyageurs, quelques touristes, qui appréciaient sans plus une cuisine toute simple apprêtée avec talent, sans imaginer qu’ils étaient les clients privilégiés d'un chef qui serait bientôt considéré comme un très grand cuisinier !
Une autre salle, décorée avec goût, ornée de tableaux et de gravures, accueillait des gourmets, attirés ici par le bouche à oreille.
Là, Fredy Girardet déployait toutes les facettes de son génie, renouvelant avec une étincelante virtuosité son imagination gourmande, pour l'éblouissement de nos papilles.
Me voilà attablé à grignoter mille délicieux amuse-gueule, face à un Poilâne très à l'aise dans sa blouse grise de mitron, son éternel béret posé sur les genoux, et le jeune chef de cuisine svelte au sourire rayonnant dans sa blouse de travail blanche, tous deux parlant avec une passion jubilante de leur métier.


Fredy Girardet








Moi j'écoutais, entendais, sans saisir toutes les nuances de cet échange de propos savants, grignotant quelques délectables échantillons de ce que les publicistes spécialisés dans la bouffe, proclameront un jour la "meilleure cuisine du monde".




Cette rencontre en entraîna une autre, celle d'Henri Gault ami de Lagrange, directeur des bibliothèques de gares au groupe Hachette.
Ce fin gourmet, éminent gastronome apprit à manger aux éditeurs français de la jeune génération restés mal dégrossis et un peu ploucs bien qu'enrichis par le roman populaire.


Dr. Albert Pecunia
Il faut que je vous parle de la belle histoire du Dr Albert Pécunia, ancien quartier-maître de la marine marchande, qui, ayant mis sac à terre, s'installa rebouteur 251, rue St-Martin à Paris. Il avait acquis son savoir-faire auprès des charpentiers de marine qui, dans les armements d'autrefois, faisaient également fonction de chirurgiens et de guérisseurs.
Pécunia, était rapidement devenu le meilleur chiropracteur de France et sa renommée dépassait largement nos frontières. Il reboutait avec une adresse prodigieuse les fractures les plus délicates, les luxations et les sub-luxations dont les meilleurs spécialistes n’arrivaient pas à bout. Ainsi, c'est d'un coup de poing précis qu'il remettait en place les mâchoires démises après un match de foot ou de rugby.
L'Ordre des médecins le traîna maintes fois devant les tribunaux.
Vexé de cette situation humiliante, il entreprit, à l'âge de cinquante-deux ans, les sept années d'études de médecine nécessaires pour passer son doctorat. Sans cesser d'exercer.
A la Faculté, il soigna maintes fois avec succès les vertèbres de ses condisciples, de ses professeurs.
Le Dr Pécunia exerça son sacerdoce jusqu'à l'âge de quatre-vingts- cinq ans.
Il inventa la "bascule à charlot", un appareil de bois qu'il fit réaliser par un charpentier. Cet instrument imposant se présentait sous la forme d'un chevalet à cylindre muni de brodequins articulés fixés à un arbre mobile.
Le patient plaçait ses pieds dans les brodequins qui les immobilisaient puis allongeait son buste, le ventre placé sur le cylindre.
Le praticien actionnait un levier qui amenait les jambes du patient à l'horizontale et son buste, tête en bas, les bras ballants dans le vide. Il saisissait alors les mains de son patient et le ramenait doucement, patiemment à l'horizontale, le tirant vers lui.
Pour les cas plus délicats, il plaçait la tête de son patient dans une mentonnière et le suspendait au plafond par une corde coulissant dans une poulie.
Les soins prodigués par le Dr Pécunia ne faisaient jamais mal, sauf au portefeuille, car ses honoraires étaient élevés.
Il ne faisait jamais revenir un patient. Une seule séance suffisait.
Nous devînmes amis. Ce petit homme tout rond, le crâne lisse, au physique de catcheur était la bonté même.
Il aimait son métier, affinait perpétuellement son savoir-faire et se désespérait de ne pas trouver d'élève à la hauteur pour lui succéder.
Parfois, il m'appelait pour que je vienne le voir travailler sur un cas particulièrement difficile.
C'est ainsi que j'eus le privilège d'assister à la remise en place musclée d'une mâchoire démise.
Cette mâchoire appartenait à l'un des plus célèbres rugbymen de l'époque.
J'étais assis, aux premières loges, derrière un miroir sans tain, dans le fauteuil même où il plaçait les grands pontes de la médecine officielle invités à venir observer sa manière de travailler.
Amené sur une civière, le sportif fut installé délicatement par deux infirmiers sur un siège où ils le maintinrent, buste relevé et tête droite.
Je souffrais de voir ce visage tuméfié, grimaçant, la mâchoire tordue dans un angle bizarre.
Pécunia dit, - On y va
Il plaqua sa paume sur le crâne du blessé, l'enserra dans l'étau de ses cinq doigts et, d'un coup de poing vigoureux et précis de sa main gauche, remit en place la mâchoire démise.
A la fin de la consultation, je lui demandai combien de fois il avait opéré de la sorte.
- Vingt-trois fois. Au premier échec, j'arrêterai et me retirerai à la campagne.
Dans les années 70, le Dr Pécunia transféra son cabinet dans les beaux quartiers, rue de Miromesnil.
Il remit en place 33 mâchoires démises avant de se retirer à la campagne, près de Melun, dans sa propriété surplombant la Seine. Il nous quitta peu de temps après.
Un jour que j'avais à nouveau besoin d'un rebouteur pour me replacer une vertèbre cervicale démise, mon ami de la rue Daguerre, m'indiqua le Dr Pxxx, le chiropracteur des tonneliers et des vignerons, celui qui entretient le squelette de tous les éclopés de la filière viticole...
Lorsque je parlai de feu son confrère Pécunia au Dr Pxxx, il me dit:
Eh bien, je vais vous confier un secret. Ma mère, avant son mariage avec mon père, rebouteux renommé, donc bien avant que je vienne au monde, était amoureuse du Dr Pécunia. Coïncidence ?



Une soirée avec Carole chez les Vinard 


En 1981, lorsque Carole fut entrée dans ma vie, il lui fallut de la  constance et bien du courage pour se faire une place afin d' «exister », tout simplement, dans ce monde un peu fou où je vivais. Exemple :
cette soirée chez les Vinard à Courbevoie, au cours de laquelle Traissac exhiba fièrement sa dernière conquête, où Jany conversait avec tout un chacun, mais où Carole "disparut" sur la photo, au propre et au figuré, derrière un autre visage, personne ne lui adressant la parole, ne s'occupant d'elle, même pas moi…!


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