vendredi 23 décembre 2016

27) ÉLOGE DE LA VIEILESSE


Lettre à Fernande






15 janvier 2002 – Fernande est dans les trente-sixièmes dessous désespère de tout. Elle geint, elle veut mourir. Excédé je lui ponds au fil du clavier, cette pochade :

Autour de moi, en moi, tout moisit, tout pourrit, tout se corrompt, tout s’écroule, tout fout le camp. Les commandes de cette machine admirablement huilée que j'étais répondent de moins en moins à mes sollicitations, certaines d'entre elles n'obéissent déjà plus du tout. Le monument de chair, d'os et d'esprit qui me compose, se décompose. Mon cerveau qui fonctionnait si bien, perd, à chaque seconde qui passe, des milliers de neurones. Je suis en train de retourner au pot commun.
Ma mémoire fout le camp, mes jambes me portent mal, mon caractère s’aigrit, j'écoute davantage mes petits bobos que le chant des oiseaux. Ma vue déconne.
Mes veines et mes artères charrient un sang alourdi de graisses et pollué d’alcool, qui ralentit peu à peu toutes mes fonctions vitales.
Hypertension, diabète, cholestérol = derniers bobos avant l'éternel dodo !
Et pourtant je suis là, à la fois enthousiaste, vulnérable et heureux. Heureux de parcourir la dernière ligne droite avant les tortueux méandres de l’agonie programmée, marri de n'avoir pas accompli tout ce dont ma jeunesse rêvait.
Chaque soir de par le monde, 200 000 personnes meurent et les milliards d'électrons qui les composent retournent très vite ou tout doucement au pot commun.
Chaque matin il en naît davantage, jaillis des ventres ensemencés par la poussière des défunts. Et ces moisissures, à l'échelle de l'univers, prolifèrent, croissent et vivent de la substance même des disparus.
Chaque jour, plus de 200 000 fois sur notre petite terre, grain de poussière voguant dans l'espace silencieux et inachevé, le miracle se reproduit magique et terrifiant, de ces minuscules graines semées dans des ventres, qui viennent éclore à l'air libre, petits monstres fragiles qui deviendront victimes, esclaves, petits gavés, voyous, saints ou prédateurs.
Ce processus fantastique et merveilleux, je l'observe chaque jour avec une gourmandise et une jubilation croissantes. Car, tout en se décomposant irrémédiablement en particules inactives, l'être que je suis encore, juste avant de disparaître, rassemble en lui-même l'expérience acquise, la richesse des souvenirs et toute la mémoire du monde.
Si la vieillesse est un naufrage, elle est aussi pour le sage, une merveilleuse apothéose.
Sous les craquelures de ma peau, sous les décombres de mon corps en lente décomposition, ravagé par les maladies et les tumeurs, où les parasites s’en donnent à coeur-joie, les microbes et les virus s'activent, circule encore, pour quelques heures ou quelques mois, la sève vive, le sang riche de l'apport des ans, chargé de toutes les nourritures assimilées.
Mon cerveau, jadis magnifique et orgueilleux seigneur de moi-même, luttera jusqu'à la dernière seconde pour me restituer à travers une mémoire qui s’estompe, les horreurs et les merveilles que j'ai vécues, les sensations monstrueuses et inouïes que j'ai éprouvées, les souvenirs banals ou extraordinaires des instants sombres ou lumineux qui furent ma fortune et ma raison d'être.
Certes, la vieillesse peut être considérée comme un naufrage pour notre corps périssable, mais jamais pour notre esprit qui, à l'instant même de se déconnecter, de s'éteindre, de se dissoudre à jamais dans l'immensité du temps et de l’espace, projette en nous et autour de nous, les dernières fulgurances, les dernières harmonies, les derniers enchantements d'une symphonie qui s'achève.
La vieillesse, amis vieillards, mes frères du noble et dernier âge, la vieillesse est un immense et somptueux privilège, un trésor inestimable, une période grave et riche que la nature nous confie et dont le destin nous gratifie.
Certes cet âge nous prive de quelques forces physiques mais concentre mieux nos forces spirituelles. Nous n'avons plus à nous battre pour faire fortune : nous pouvons jouir sans remords de notre pauvreté pleine de dignité ou de l’indécente fortune matérielle que nous avons accumulée. Vieillards, nous sommes porteurs de toute l'expérience de l'espèce, les conservateurs de sa mémoire. Les garants de son avenir. Sans nous, sans notre dépeçage, sans notre immolation programmée par la nature, pas de renaissance ni de perpétuation.
Si la jeunesse représente l'élan, l'aventure, la passion, la vieillesse est l'accomplissement, le havre, le capital et la cible.
Soyons fiers d'être âgés, d'être vieux, de bons vieux, de terribles vieux. Soyons de fermes et incontournables obstacles à la connerie, à la débandade et à la déchéance humaines. La jeunesse se dissipe, elle obéit au principe d'entropie. La vieillesse concentre, cristallise, elle préside au principe de la néguentropie.
Nous sommes la mémoire vivante du monde et de l'espèce. De notre poussière, de notre charogne pourrissante, de notre carcasse effritée, naîtront après notre mort, les générations futures d'autant plus fortes et plus belles que le compost issu de notre désagrégation, sera plus riche d'énergie concentrée. Matérielle et immatérielle. Immortelle. La vieillesse est tout cela et bien d'autres merveilles encore. Elle est le temps de la sérénité, la période où nous savons que les jeux sont faits, que nous ne pouvons plus rien changer à notre destinée, ou si peu.


Mais, notre bouche démeublée, perclus de rhumatismes, secoués par des tremblements, à demi aveugles, souffrant mille douleurs épouvantables, rendus incontinents par le relâchement de nos sphincters, désarmés pour la bagatelle, nous pouvons encore, par nos ultimes réflexions, nos dernières paroles, les gestes de tendresse esquissés par nos mains parcheminées et tordues, nos regards chargés d'amour, projeter sur nos proches ou les inconnus assistant à notre agonie, toute la richesse que nous avons accumulée.
Je sais, nous ne mourrons pas tous ainsi. Certains départs sont atroces. Il est des êtres pourrissant non seulement dans leur tête mais également dans leur coeur.
Non seulement ils pissent, ils défèquent sous eux, mais ils récriminent, vitupèrent, maudissent et blasphèment ; leur bile se transforme en haine, leur peur devient méchante, leurs pensées se putréfient. Mais la loi de la nature est ainsi faite que la beauté peut naître du cloaque, une rose du fumier, le diamant du charbon.
Tous les vieillards ne se souviennent plus que leur être est unique, que leur existence est unique, que le plus pauvre, le plus petit, le plus laid, le plus difforme, le plus vil d'entre nous est une merveille absolue, un joyau d'une valeur inestimable, un élément incontournable et inaltérable du grand Tout.
Chacun de nous compte, car chacun de nous est différent. Cette différence de chaque individu, de chaque molécule, de chaque atome, permet la complexification croissante, la spirale ascendante, l'enrichissement de l'espèce.
Certes, il existe une hiérarchie universelle, la beauté, la bonté, la pureté, la vérité valent mieux que leurs contraires, mais devant la mort, cette ultime apothéose, nous devenons tous égaux, car chacun de nous est un maillon de la chaîne, aussi nécessaire que le maillon qui nous précède que le maillon qui nous suit. Sans laideur la beauté n'existerait pas. Sans l'existence du mal comment reconnaîtrions-nous la bonté? Sans péché il n'y aurait plus de pureté ni de vertu. Le mensonge finit toujours par succomber devant la vérité.
Du vermisseau à l'étoile, de l'atome à l'ensemble des galaxies qui composent l'univers, chaque chose, chaque objet, chaque sentiment, chaque être a sa place, sa raison d'être, sa nécessité absolue d'exister, sa noblesse et sa gloire.
Cela n'empêche pas, que chacun de nous doive, s'il le peut, s'il le veut, concourir à créer plus d'amour, davantage de beauté, d'enthousiasme et de bonheur autour de lui. C'est même pour beaucoup d'entre nous une nécessité, un devoir, une raison de vivre.
Parmi nous il est des êtres qui sont et d'autres qui paraissent. Ceux qui préfèrent l'avoir à l'être. Il y a ceux qui prennent davantage qu'ils ne reçoivent et ceux qui donnent davantage qu'ils ne perçoivent. Il y a, et il faut de tout dans l'univers, du meilleur et du pire, du très laid et du très beau. Du magnifique et de l'ignoble. Du bon et du méchant. Des étrons et des roses.
Les crachats et les baisers peuvent jaillir d'une même bouche. L'amour et la haine des mêmes yeux. Chaque homme dispose à sa naissance d'une place réservée dans l'univers. Une place différente de celle de son voisin. Chaque être est programmé de telle sorte qu'il peut choisir dans l'éventail des innombrables possibilités d'existence qui lui sont offertes, celles qu'il souhaite. Il peut, s'il le veut, changer de place en cours de route.
Certains hommes reçoivent tout et n'en font rien. Certains êtres souffrent d’un terrible handicap ou d'effroyables tares et deviennent de grands hommes ou de grands saints. Ils n'ont presque rien reçu mais de ce rien ils font merveille. Il est aussi des enfants gâtés, le "cul bardé de nouilles", nés avec des "couilles en or" qui sombrent dans la drogue ou le crime. Mais chacun de nous a sa place, chaque action sa raison d'être, même la plus vile. L'harmonie naît des oppositions, des contraires. La laideur peut naître de la beauté. Le crime de la vertu.
L'admirable est que le crime soit aussi nécessaire à la vie que la vertu, que la beauté soit aussi essentielle à l'harmonie de l'univers que la laideur. Sans vieillesse pas de jeunesse, il n'est pas de renaissance sans mort.
Vieillard, mon ami, mon frère, souviens-toi que, jusqu'à l'ultime souffle de ton existence, tu peux tout ! Tu peux changer le monde, encourager les êtres par ton dynamisme et ton exemple ou pervertir ton entourage par tes imprécations. Tu peux le transformer par ton enthousiasme créateur ou le décourager par tes plaintes et tes jérémiades. Chacun de nous est le Seigneur de lui-même.
Ami vieillard, mon frère, jusqu'à l'ultime seconde demeure le Seigneur de toi-même, en offrant à ceux qui t'accompagnent les derniers feux de ta richesse intérieure, de ton rayonnement, de ton magnétisme personnel. Un seul de tes sourires peut bouleverser le monde. Au moment d'appareiller, offre à tous, en ultime cadeau, ta sérénité devant le grand mystère, communique par le diamant de ton sourire l'inextinguible joie de vivre qui te consume.
La porte franchie, rencontreras-tu le Dieu des traditions et des écritures, le sommeil éternel ou le néant ? Qu'importe ! Que le souvenir de ce que tu as été, survive dans la mémoire de tes proches et de ceux qui t'ont connu et aimé, comme un joyau inaltérable et lumineux dont le rayonnement ne s'estompera que lentement.
Pendant ce temps, le temps que les vers te rongent et que tu redeviennes poussière, les milliards d'atomes, d'électrons formant les molécules qui te composent, remis au pot commun, assureront ta renaissance par une irrésistible et joyeuse métamorphose.
Marc Schweizer : Nuit du 15 janvier 2002


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21 Janvier 2002 – Lettre de Fernande : 
C'est avec un peu d'appréhension que je vais essayer de répondre à "l'éloge de la vieillesse" qui laisse en moi une résonance d'hymne à la vie. Mais d'abord je veux ajouter une citation supplémentaire qui m'a tellement émue.

Fermez-vous, yeux accablés,Fermez-vous avec douceur et félicité,Je me réjouis de ma mort.Ha! puisse-t-elle être déjà accomplie,Alors je fuirai toute la misèreQui me lie encore à la terre.
Comment vous remercier pour ce message ? C'est donc à bâton rompu que je m'engage avec mes faibles moyens.

Ce bouquet composé de science, de poésie, d'humanisme, de lyrisme, de réalité, et de tant d'autres parfums, est, et restera avec moi jusqu'à la "fin du voyage".
La richesse des souvenirs ? Il y en a tant de merveilleux, mais plus encore de douloureux. Tout ce qui perdure, voir s'amplifie n'est pas maîtrisable pour chacun de la même façon, vous le savez. J'aimerais tant pouvoir partager, donc transmettre des "choses" pour lesquelles je n'ai jamais trouvé des mots qui puissent ou sachent les extérioriser. Le mystère perturbe la sérénité (en ce qui me concerne).
Je sais que je ne sais rien, comme le dit la chanson, et, pourtant je suis tentée de croire que la bêtise humaine est sans limite. Je suis bien sûr une retardataire mais ce qui vous paraît enrichir l'espèce, pour moi l'appauvrit.
Je ne me suis jamais sentie "le Seigneur de moi-même" puisque le terme n’est pas adapté au sexe féminin. Je n'ai jamais pensé que mon cerveau pouvait être magnifique, orgueilleux. Je me suis toujours sentie rampante pour accéder à l'inaccessible, mais une fois encore je ne savais pas, j'y croyais puisque « cela » existait pour tant d'autres.
Des êtres pour lesquels j'eusse donné ma vie si cela eût été nécessaire, me rendent responsables de leurs grandes et profondes difficultés. Ce fardeau m'écrase. La grossièreté, les phrases "anodines", les non-dit, les sous-entendus ne sont pas une interprétation, juste ou fausse, de ma part, mais une douleur profonde, permanente.
Oui, je sais, il faut assumer.
Une, sinon la première manifestation d'un être qui vient de naître, sont les pleurs.
J'eusse aimé, en contrepartie, partir sur la pointe des pieds avec le sourire !!!
Hélas, hélas ! Pardon pour les jérémiades. Il n'est pas simple pour le supérieur de se mettre au niveau de l'inférieur mais je veux croire que vous vous y essaierez.
Je m'arrête, ne sachant plus ce que je viens d'écrire. J'espère être lisible. Je ne le ferai pas (me relire) les fautes d'orthographe devant être nombreuses, j'en serais honteuse – car il fut un temps où un cahier de dictées complet n'en contenait que 3, et faites par inadvertance. Bravo la vieillesse en choeur avec vous. Fernande Le samedi…

Réponse à Fernande

21 Janvier 2002 – Votre lettre m'a profondément touché. Votre écriture d’abord, si belle, si ferme, si vive, si droite. Si votre écriture ne tremble pas, la mélodie de votre petite musique intérieure révèle, par contre, parfois, des dissonances, des trémolos, des sanglots étouffés. Un violon grince parfois troublant l'harmonie de la sonate, la voix de contralto a des couacs...
Vous, Fernande, qui avez tout réussi dans votre vie, une vie qui vous a tout apporté, le meilleur et le pire, des joies immenses et de profondes et somptueuses douleurs, vous que la destinée n'a pas confinée comme la plupart des gens, dans l'épouvantable grisaille des vies ratées, mort-nées, vous, Fernande, qui avez eu le privilège de naître belle, intelligente, de connaître l'aisance et l'amitié, le bonheur d'un bref peut-être mais immense amour, vous qui avez donné la vie à un être beau, parfait, un fils que tous admirent et que vous adorez, voilà qu'ayant touché le gros lot, vous vous lamentez sur des détails, chipotez pour des nuances, ergotez sur des préséances, exigeant l'inexigible immédiat que le temps vous accordera de surcroît !
Comment pouvez-vous, cultiver dans votre jardin secret ces fleurs vénéneuses qui vous empoisonnent l'existence et porter ce regard traqué, autour de vous...
Je sais, deux personnes différentes peuvent considérer le même verre à moitié vide ou à moitié plein et, en outre, – si je puis dire ! – débattre à l'infini sur la préférence à accorder à la richesse du contenant ou à la qualité du contenu.
Mais pour vous, Fernande, le problème ne semble pas résider là ! La providence vous a accordé une goutte de divine ambroisie dans une exquise bulle de pur cristal et non pas une pinte de triste bibine dans une chope ébréchée. Vous devez vous en contenter.
Ha ! Mais voilà, lorsque l'homme a goûté une seule fois au meilleur, il ne voudrait plus s'en passer.
Or la loi admirable de l'univers veut que l'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve (Héraclite), qu'un arbre ne monte jamais jusqu'au ciel, que l'instant lumineux soit à savourer pour lui-même dans toute sa brève plénitude, que le miracle, quel qu'il soit, reste un événement unique.
Voici quelques réflexions que m'inspirent votre émouvante lettre douce-amère.
Cela dit, je voudrais vous faire une confidence. Aragon l'a dit avec panache, et Brassens le chanta avec émotion : 
« Le temps d'apprendre à vivre, il est déjà trop tard »
Tout au long de ma vie j'ai vécu dans le futur... Insatisfait de mon sort, de ce que j'avais, je souhaitais toujours davantage. Je ne me sentais pas en harmonie avec moi-même, avec les autres. Enfant de l'amour, je connus une petite enfance heureuse. Je vivais entouré d'un père âgé mais bon, beau, sévère mais très cultivé, juste et droit. Ma mère était vive, originale, ouverte aux idées nouvelles même les plus folles. Naturiste, anticonformiste, écologiste, disciple et maîtresse de Rudolf Steiner, admiratrice d'Hitler, des philosophes taoïstes, elle ne suivait en rien les règles conventionnelles. Préférant les marginaux, les originaux, les témoins de Jéhovah, les anti-vivisectionnistes, les amis de la nature aux confits en dévotion, aux grenouilles de bénitier et à tous ceux qui marchent au pas, elle aimait tout et le contraire de tout.
La séparation de mes parents fut pour moi un drame.
Je me refermai comme une huître, me recroquevillai sur moi-même, et, faute de pouvoir me confier à d'autres, je développai mon for intérieur en un véritable fortin, une forteresse.
Je devins menteur, fuyant, égoïste, voleur, hâbleur, versatile, hypocrite, violent, et j'en passe. En janvier 1939, à la montagne, où mes parents avaient préparé une fondue à déguster entre amis, piquant une violente colère, je renversai le réchaud à alcool allumé sous le caquelon, geste qui faillit mettre le feu au chalet. Je me souviens qu'un invité me traita de "futur Hitler".
Tout au long de mon adolescence, j'eus honte de mes parents, de moi-même, je me sentis mal dans ma peau,

Ce n'est que dans la vieillesse que j'ai pu me reprendre, que la sérénité me revient peu à peu. Heureuse vieillesse qui nous permet de nous "racheter" au moins en pensée, en esprit.

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