dimanche 4 décembre 2016

5) ADOLESCENCE - GENTHOD, GENÈVE ET ENVIRON - 1940 - 1945






Genthod - le temple

       Je me souviens, c'était en début d'après midi. Je désherbais sous le soleil, à la raclette - une corvée abhorrée - l'allée de notre propriété, depuis le portail métallique jusqu'à la maison.
Soudain, j'entends, au loin, un bruit insolite des coups sourds qui ébranlaient l'air en provenance du nord, c'est-à-dire de la France distante, à vol d'oiseau, de moins de cinq kilomètres. Je me précipitai vers la maison où mes parents faisaient la sieste, et criai Maman! Maman! les Allemands arrivent.
En fait, ils arrivaient, mais, la bataille dut être courte, car le bruit du canon cessa vite et ce fut à la TSF et dans le journal du lendemain que nous apprîmes que les Allemands avaient occupé, sans trop de résistance, le département de l'Ain et, sans respecter la "zônette" le territoire-tampon autour de Genève, accordé par le Congrès de Vienne.
Sur le vieil atlas de mon père, je me mis à tracer, en secret, au crayon les progrès des armées, effaçant chaque jour, à l'écoute des nouvelles, la ligne atteinte à la gomme.
Personnellement, mon cœur battait pour la France, et les alliés. Mes parents, autant mon père que ma mère, admiraient l'ordre, l'énergie allemande et Hitler. Je me souviens que ma mère me dit un jour, lorsque je lui faisais part de mes préférences pour les victimes de ce conflit dont je ne connaissais évidemment ni les horreurs, ni même les privations physiques:

- Voyons Bubi (diminutif alémanique de Büebli, petit garçon), Hitler ne peut être un mauvais homme, il aime Wagner et il aime les chiens. (Le berger allemand d'Adolf était célèbre).

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La séparation
Ma mère qu'à cette époque j'aimais et admirais davantage que mon père, était une grande amoureuse. Portée sur la chose, elle se donnait pour le plaisir à M. le maire, mais aussi, j'en suis certain à quelques autres galants qui tournaient autour d'elle qui lui faisaient de somptueux cadeaux.
Depuis quelques mois, peut-être des années, les disputes familiales allaient en s'aggravant. Les scènes de ménage devinrent quotidiennes. On en vint aux coups.
Ma mère accusait mon père de lui avoir "volé" sa jeunesse - ils avaient vingt-huit ans d'écart. Mon père lui reprochait ses attitudes d'allumeuse et probablement ses coucheries. Bref, cela n'allait plus guère dans le couple. Les disputes étaient infernales et profitaient aux voisins. Le régal des Ramel, des Vuille. J'ai retrouvé plus tard de savoureuses lettres échangeant des insultes avec les voisins.
Ma mère, très procédurière, avait souvent recours au juge de paix. Elle harcelait M. Wagner, le maire de Genthod, pour qu'il intervienne en sa faveur. Mais son amant d'occasion temporisait, se faisait tirer l'oreille. S'il devait s'immiscer dans toutes les "crosses" (les différents) des femelles du village qu'il avait tirées, il n'eût fait que ça.
Au début des années quarante, la vie à Genthod devint intenable. Mes parents se disputaient, s'invectivaient tous les jours.
Je me souviens de scènes terribles où mes parents en venaient aux mains. J'ignorais les raisons de ces disputes. Mais, ma mère étant une jolie femme assez allumeuse, flattée par les hommages appuyés que les hommes lui témoignaient, il y avait certainement de la jalousie dans l'air.
Alors, un jour, ils décidèrent de se séparer.
Mais si mon père n'était pas riche, il disposait de sa pension de fonctionnaire des douanes. Maman par contre n'avait rien que son terrain. Il fut convenu que mon père laisserait tout à ma mère, maison, économies, qu'il s'occuperait financièrement de moi, assumant mes frais de pension. Mais pour vivre décemment, Maman devait impérativement se marier afin que son époux subvienne aux frais du ménage.
C'est alors que j'assistai, sans tout à fait comprendre de quoi il s'agissait, à une amusante chasse au mari par petites annonces.
Des dizaines de lettres de prétendants arrivaient chaque semaine à Genthod. Mon père les épluchait et, par discrétion les rendez-vous avaient lieu à six kilomètres de là, généralement à Genève, au Buffet de la gare Cornavin.
Je n'assistais évidemment pas à ces rencontres. Mais il semble me souvenir que mon père y allait en observateur.
A Genthod ne défilaient que les "possibles" que je trouvais tous moches et idiots. Pas un ne trouvait grâce à mes yeux. Évidemment, dans cete sélection, il n'était pas question d'amour. On examinait la bête, son environnement, ce qu'elle possédait. Mon père voulait pour successeur un homme assis, ayant du bien, un bon travail, l'espérance d'une retraite. Un fonctionnaire comme lui, aurait la préférence.
Entre deux présentations, les scènes de ménage se poursuivaient.
Maman eut d'ailleurs une attaque d'apoplexie qui lui laissa pour séquelle une légère raideur de la main gauche, handicap qu'elle garda pour le restant de sa vie.
Je le détestai d'emblée. Il me le rendit bien.

L'adoption
L'examen de passage Il y eut une période d'intense activité de recherche. Des inconnus venaient travailler au jardin et dans la maison. Les prétendants à la main de maman, recrutés par petites annonces, devaient non seulement ne pas déplaire à ma mère, mais surtout convenir à mon père. Le candidat devait être travailleur, avoir une bonne place, disposer de quelques biens. Le père Benz n'allait pas laisser sa maîtresse et son fils au premier joli cœur venu. Il fallait montrer patte blanche. Il y avait examen de passage.
Mes parents, je l'ai dit étaient des gens simples. L'épreuve consistait à voir si le soupirant avait des compétences, un savoir-faire pratique, bref qu'il savait bétonner, maçonner, jardiner, faucher, greffer, s'occuper des bêtes, tuer poules et lapins, etc.
Il n'était pas question d'amour dans ce marchandage. Durant ces quelques mois d'intense prospection, mon père obtint d'un maçon qu'il construise une couche en béton armé pour les jeunes plantations, exigea l'édification d'une mini serre de la part d'un serrurier. La pose d'un grillage galvanisé autour du grand terrain acheté par ma mère derrière la maison fut l'affaire d'un artisan ayant perdu une main dans les mâchoires d'une malaxeuse.
Il y eut encore d'autres épreuves le test d'endurance lors d'une randonnée dans la montagne auquel mon père tenait beaucoup.
Celui qui emporta l'affaire était un veuf sans enfant, le sieur Schmutz, prénom Émil, comme mon père. Un homme maigre, triste, au visage anguleux, au nez en bec d'aigle, que je n'ai jamais vu rire ou sourire. Inconsolable depuis la mort de sa femme disparue sans lui laisser d'enfant, mais qu'il avait tendrement aimée, ce n'était pas un homme heureux. Il ne vivait que pour son travail.
Il était monteur-électricien aux Ateliers des Charmilles, spécialisé dans les turbines électriques. Il ne buvait pas, ne fumait pas, allait rarement voir les copains, ne découchait jamais.
Je le détestai d'emblée. Il me le rendit bien.

Je découvre la haine
Il se passa alors un événement anodin pour les autres mais tragique pour moi, qui laissa des séquelles dans mon caractère et me perturba profondément.
Monsieur Schmutz épousa ma mère civilement et, m'adopta légalement le 11 novembre 1941, à la chambre des tutelles de Genève. J'allais sur mes dix ans.
Après m'être appelé tour à tour Höhener, Benz, me voilà Schmutz, un patronyme que j'exécrais d'emblée autant que celui qui m'en pourvut. Je me souviens parfaitement de cette matinée brumeuse où, dans un bâtiment froid, hautain, sinistre de la vieille ville, je devins le plus légalement du monde le fils de cet homme que spontanément je haïssais.
Cela se passa en présence de ma mère et d'un juge pour enfants. Je me souviens aussi comment, avant cette comparution, on me fit la leçon de bien répondre "oui" à toutes les questions du juge telles que: oui j'aimais M. Schmutz, oui il s'occupait bien de moi, oui j'étais content de devenir son fils, oui... oui... oui... Alors, qu'au plus profond de moi, tout refusait cette filiation. J'ai par contre, complètement oublié les questions auxquelles dut répondre le père Schmutz.
A partir de ce jour, je me repliai sur moi-même et devins nerveux, insolent, d'un caractère infernal. Je me mis à répondre mal à ma mère, je refusai toute corvée, je lacérais, détruisais, massacrais tout ce qui me tombait sous la main.
A l'école, jusque là bon élève, je négligeai mes devoirs et me retrouvai parmi les cancres.
Très vite il fut décidé que j'irais en pension. Loin de chez nous. Loin de mon chêne, de mes copains, de mon âne, de mes chèvres. Les seuls êtres que j'aimais et qui m'aimaient. Je n'en souffris pas vraiment. Je n'eus pas une larme. Cela fut un soulagement pour moi, pas un arrachement.
M. Benz choisit un home d'enfants à Rougemont, canton de Vaud dans le "Pays d'En haut", tenue par les sœurs Gangloff. Une pension sympa, agréable et fort bien tenue. D'emblée, j'aimai cette nouvelle vie à la montagne, dans une région magnifique, au milieu de camarades garçons et filles de toutes origines issus de familles en difficultés.

Ma hantise
Ma seule hantise depuis mon adoption jusqu'à l'âge de seize ans: je pissais au lit.
Combien de fois ai-je tenté de dissimuler aux autres ce qui était alors considéré comme une tare. Lorsque je me rendais compte que mon drap était mouillé, je tentais de le sécher. Mais la tache restait. J'allais la laver. Parfois j'étais surpris en pleine lessive. Quelle angoisse.
Je n'étais pas le seul d'entre mes camarades à pisser au lit. Et, entre copains de chambrées on se racontait mille histoires à ce sujet. Mille recettes aussi, toutes plus farfelues les unes que les autres pour nous libérer de cette humiliation.
Une nuit, je me réveillai en sursaut en sentant le relâchement de ma vessie et la flaque dans laquelle je baignais. (On mettait une toile cirée sous mon drap pour protéger le matelas). Je surpris trois camarades en train de faire tremper mes doigts dans une cuvette d'eau froide. En me voyant réveillé, ils filèrent se coucher en gloussant. Cette plaisanterie pouvait-elle déclencher l'énurésie ? Ma mère qui affirmait que jusque là j'avais été propre, essaya quelques recettes de "bonne femme" pour enrayer cette pissomania.
On me fit avaler mille potions, allant du lait de sauge au miel (délicieux), au citron pressé chaud. On me fit également voir par une guérisseuse qui semblait prendre plaisir à tripoter mes bijoux de famille sous prétexte de me magnétiser les parties.

Pension des sœurs Gangloff (1941)
Après le mariage de ma mère avec le sieur Schmutz, veuf thurgovien naturalisé genevois, technicien chez Pic Pic, monteur de turbines aux Atelier des Charmilles, que je détestais sans retour, il fut décidé en famille, sans me demander mon avis, que pour mon bien, j'irais en pension. Mon père naturel, Émil Benz, assumant les frais de ma pension et les Schmutz s'occupant de moi durant les vacances. Pour moi, pour ma mère et pour l'abominable intrus, le mécanicien Schmutz, que j'abhorrais de toute mon âme et qui me le rendait bien, ce devait être un soulagement.
D'ailleurs, Rose-Marie, une demie-sœur, naquit entre temps. (Avant de mourir, ma mère me confia que Rose-Marie était ma véritable sœur, fille d'Émil Benz et non du père Schmutz qui, ne pouvant avoir d'enfant, l'avait épousée enceinte). Drôle d'imbroglio.
La pension des sœurs Gangloff, était assez éloignée pour que je ne rentre pas au foyer en fin de semaine, perturber la famille.
Je trouvais le même avantage que mon beau-père à cet éloignement. Je redoutais chaque dimanche de les voir débarquer à Rougement à bord de leur vieille étroite et vilaine Morris haute sur patte (un véhicule datant de la fin des années 20, rafistolé et repeint. Depuis leur mariage, j'éprouvais un inexplicable sentiment de malaise en présence de ma mère et de mon beau-père. L'impression de Schiefheit. De vie gâchée, faussée...

Rougemont
Le home d'enfants des sœurs Gangloff. Dans mon souvenir je le vois installé dans un grand chalet à la lisière d'un élégant village, aux fenêtres fleuries, dans le Pays d'En-Haut à la frontière du canton de Berne. Un petit train de montagne tout bleu, reliait depuis Montreux les bords du Lac Léman à l'Oberland Bernois, le MOB.
Nous n'allions pas à l'école du village. L'enseignement nous était dispensé par deux sœurs institutrices, les sœurs Gangloff. La pension était mixte et comptait principalement des enfants de parents séparés. Quelques jeunes Allemands et Anglais aussi, que leurs parents désiraient mettre à l'abri d'un pays neutre.
Les sœurs Gangloff, étaient de gaies et joviales vieilles filles émigrées de Russie après la révolution, anciennes préceptrices des enfants de nobles familles de la cour des Tzars. Pédagogues de premier ordre, douces et patientes, mais également enthousiastes, elles parvenaient à nous passionner dans toutes les matières même les plus ingrates.
Jamais leurs leçons ne furent ennuyeuses et je leur dois ma passion des études. L'enseignement se faisait dans le vaste salon du chalet plein de tableaux, de photos et de souvenirs de Russie. Nous étions assis sur des chaises de velours de style Louis-Philippe et nos pupitres étaient d'élégants lutrins.
Deux fois par semaine, un professeur de musique venait nous enseigner le solfège, le piano et le chant, un professeur de dessin d'origine italienne, nous apprit à tenir un crayon, à manier les pastels et à peindre à l'aquarelle. Je fis ainsi un an de piano. Peu doué pour la musique, j'eus droit à des cours particuliers de dessin où je me montrai plus habile. Le professeur me permit de réaliser une copie d'après un tableau italien d'Uccello, que je signai Emilio da Sadora, traduction libre de mon nom adoptif.
A la pension Gangloff, la matinée était réservée à l'étude des matières du programme et l'après-midi à skier, à effectuer quelques travaux ménagers tels que scier le bois, débarrasser le jardin de ses mauvaises herbes, éplucher les légumes, faire de la glace avec la sorbetière, passer le block sur les parquets cirés par la domestique (seule corvée me laissant de mauvais souvenirs si bien, qu'aujourd'hui encore, je n'aime pas trop les parquets).
A cette époque les parquets non traités devaient chaque semaine être frottés, puis enduits à la cire avant d'être lustrés pendant des heures sous le va-et-vient d'un block, lourd instrument ménager.
A la pension, mon meilleur ami était Dominique Firmenich, un camarade de Genthod. Sa mère, une femme extraordinaire, venait souvent lui rendre visite. Je la lui enviais. Voilà la mère que j'eusse aimée pour moi.
Autant je craignais l'apparition un peu voyante de la mienne, autant Mme Firmenich était douce, vêtue avec élégance et discrétion, agréable et aimante envers tous les camarades de son fils.
Au fond, je me sentis très heureux dans ce milieu aisé, cultivé, cosmopolite.

Gstaad et le Hornberg
L'hiver, tout le pensionnat se rendait parfois par le train, à la patinoire de Gstaad ou à Saanenmöser pour une journée de ski. C'étaient-là des stations renommées et pour nous le paradis!
De riches étrangers fréquentaient la patinoire de Gstaad dont une partie était réservée aux adeptes du curling. C'est là que je vis la première fois l'Aga-Khan*, un des hommes les plus riches du monde, qui, s'adonnait à ce sport alors peu connu. Il s'agissait de lancer une sorte de fer à repasser rond le plus loin possible sur la glace tandis que des gamins à genoux époussetaient vigoureusement le miroir gelé devant l'engin à l'aide de petits balais de paille.
* Plus tard, à Genève, je reverrai l'Aga Khan qui m'embauchera comme caddie, le jeudi et le dimanche, pour l'accompagner lors de ses parties de golf.
A Saanenmöser, situé un plus haut que Gstaad sur la ligne du M.O.B. (Montreux-Oberland Bernois), existait depuis quelques années l'un des tout premiers "tire-fesses"du monde, un luxueux traîneau qu'un câble tractait jusqu'au sommet du Hornberg.



Quel bonheur, quelles émotions intenses avons-nous éprouvées, lorsque nous accédions au privilège alors réservé aux gens riches d'emprunter cette merveilleuse luge sculptée qui nous emmenait à près de trois mille mètres. Peinte en rouge et or, avec un extraordinaire coffre à bagages et à skis capitonné, ce magnifique objet d'art nous promenait silencieusement dans un paysage de rêve. Lorsqu'il faisait très froid, on glissait sur nos genoux des couvertures de fourrure qui nous rappelaient les illustrations de Michel Strogoff. Au sommet nous attendait un panorama magnifique, avec, au Sud, la vision féerique de la chaîne des Alpes.
A cette époque, j'avais de lourds skis en hickory appartenant à ma mère, avec, comme tous mes camarades, une antique fixation de cuir sertie de métal qui épousait la semelle rainurée de nos chaussures.
Ces skis nous permettaient de dévaler les pentes dans la neige poudreuse en usant de la souple et élégante flexion du stenmark. Lorsque nous disposions d'une véritable piste de neige battue - elles étaient plutôt rares à cette époque -, nous éprouvions la jouissance de la vitesse et de l'ivresse du stem-christiania aux virages serrés.
Le ski d'alors n'avait rien à voir avec le ski d'aujourd'hui. En petite montagne vaudoise il n'était pas rare de voir de jeunes paysans farouches dévaler les pentes ou les chemins verglacés sur des douves de tonneau.
Un jour que je ne pouvais suivre mes camarades, faute de moyens - une excursion au Hornberg coûtait cher - ce fut Mme Firmenich qui régla discrètement les frais pour moi, disant aux sœurs Gangloff que son fils refusait de partir sans son ami.
A Rougemont, existait une piste de saut avec un tremplin qui permettait aux petits casse-cous que nous étions de nous exercer au saut. Oh! bien sûr, nos envolées n'allaient ni bien haut ni très loin. Mais nous parvenions à bondir à vingt-cinq-trente mètres, non sans tomber, mais sans jamais nous rompre le cou.
En ce temps-là les accidents étaient rares. Je me souviens de mon étonnement lorsque je vois un jour, dans la montagne, un skieur accidenté installé sur un traîneau de fortune confectionné par ses deux skis reliés par les sangles de la fixation et qui fut ainsi transporté vers la vallée à l'aide de bâtons dirigés par le skieur de tête et maintenu et freiné par le second skieur placé derrière lui.
Je ne connus qu'un accident de ski, lorsque perdant l'équilibre mon front heurta le tronc d'un sapin, m'ouvrant l'arcade sourcilière et entraînant deux points de suture.
Le ski que nous pratiquions alors n'avait rien à voir avec le ski de piste des stations de sports d'hiver d'aujourd'hui. Lors d'une excursion nous ne recherchions pas la performance, la rapidité mais le plaisir de nous trouver libres d'évoluer dans une nature féerique, de fendre une neige poudreuse étincelante que seules traversaient les traces d'animaux ou les empreintes d'oiseaux.

Château d'Oex
Par une nuit de printemps, notre chalet brûla pour une cause qui resta semble-t-il inconnue. Je ne me souviens pas d'avoir été traumatisé par cet accident. Bien au contraire. C'était pour nous un peu la fête. Un feu de joie. Il n'y eut pas de victimes. Nous avons passé deux ou trois jours à l'hôtel, puis les sœurs Gangloff louèrent un autre chalet, à Château-d'Oex, chef lieu du Pays d'En haut.  - Sorella von Le Bret, fille d'un colonel allemand originaire de Darmstadt et Marie-José, une Lausannoise aux cheveux courts et raides que nous appelions Crin-Crin devinrent mes bonnes amies.
L'amitié qui nous liait Sorella et moi ne nous empêchait pas de nous crêper le chignon. Une singulière aventure resserra nos liens un jour que, le souffle tiède du "Föhn", ce "fiu" helvétique, nous poussa à une folle escapade. Le vaste chalet du pensionnat était adossé à une haute montagne qui bordait la vallée au Nord. Derrière, c'était un autre canton: Fribourg. Sur un coup de tête, pour voir ce qu'il y avait "derrière la colline", j'entraînai Sorella à en faire l'escalade. Nous disposions juste de quelques heures, après déjeuner, pour tenter l'aventure. Aussi, n'est-ce pas à un rythme raisonnable que nous entreprîmes notre randonnée, mais en grimpant tout droit vers le sommet, ignorant les sentiers en lacets qui y conduisaient.
Ahanant, le cœur battant, à quatre pattes lorsque la pente devint trop rude, nous raccrochant aux arbustes, nous atteignîmes haletants l'échancrure entre deux crêtes d'où nous aperçûmes avec bonheur et fierté, la ravissante vallée de Gruyères. Nous ne restâmes pas longtemps dans cette contemplation. A peine avions-nous récupéré notre souffle, que nous dévalions la pente du retour comme des fous, en redoutant par avance le châtiment qui nous attendait au retour.
En arrivant sur le terrain de la pension par le petit bois derrière le bâtiment, tout semblait paisible. Nous étions crottés, les vêtements déchirés, les mains et les genoux en sang.
Eh bien, personne ne s'était aperçu ni inquiété de notre absence. Sorella et moi pûmes nous glisser chacun dans notre chambre, nous laver, changer nos vêtements et nos chaussures dans la plus parfaite impunité.
Au repas du soir, après le bénédicité, assis l'un en face de l'autre, nous échangeâmes un regard qui refléta la jubilation intense qui nous éprouvions au souvenir de la secrète victoire que nous venions de remporter.

L'Alpage
Nous allions souvent en excursion en montagne. Le printemps, à la fonte des neiges, le paysage était féerique. Des fleurs partout, de toutes les couleurs, de la timide et frêle soldanelle à la gaie et solennelle gentiane bleue. L'une de mes destinations préférées était l'Alpage, au pied de la dent de Ruth, où les bergers nous accueillaient avec gentillesse et une hospitalité sans faille.
Ils faisaient leur beurre à la baratte, préparaient le fromage de Gruyère dans de grandes cuves de cuivre chauffées au feu de bois, nourrissaient les jeunes veaux de l'année avec le petit lait et nous offraient de la crème fraîche au goût inimitable dans les "assiettes" creusées dans l'épaisse table de mélèze de la pièce commune que l'on essuyait simplement avec des feuilles ou un torchon.
Ils recueillaient aussi quelques plantes médicinales, entre autres la camomille, la gentiane et l'arnica, distillaient les racines de gentiane jaune dans un alambic rudimentaire. J'aimais beaucoup cet alpage, les bergers et la vie libre qu'ils y menaient.
Ce souvenir fit qu'une fois à Genthod, vers la fin de la guerre, lorsque le rationnement en beurre se fit plus serré, je proposai à maman d'aller à l'alpage à bicyclette, en chercher. Je ne doutais de rien au moins deux-cent cinquante kilomètres aller-retour. Je partis de bon matin, mis environ 7 heures pour parvenir à mon ancienne pension où, reçu avec chaleur je passai la nuit.
Le lendemain matin, j'y laissai ma bicyclette, pour monter à pied vers l'alpage. En deux ans, rien n'avait changé. Les mêmes bergers étaient toujours là et me reconnurent. Ils me firent manger de la viande boucanée, de l'excellent fromage et de la divine crème fraîche épaisse et onctueuse. Je passai la nuit dans la pièce commune où je dormis comme une marmotte.
Le lendemain, ils confectionnèrent pour moi plusieurs kilos à la baratte. Ils emballèrent la motte dans une épaisse carapace d'herbes et de feuilles de gentiane pour le maintenir au frais. Quand je voulus payer, ils refusèrent absolument et me donnèrent même une jolie silhouette figurant une "montée à l'alpage", finement découpée aux ciseaux dans des feuilles de papier noir. Deux heures pour regagner la vallée et reprendre mon vélo six heures de route de retour (il y avait beaucoup de descentes), et me voilà à Genthod avec ma cargaison de beurre qui, malgré le soleil, n'avait pas fondu dans son emballage de feuilles.

Baptême
Mes parents, père catholique, mère protestante, vivant aux yeux de l'Église en état de péché, n'avaient pas jugé utile de me faire baptiser à ma naissance.
À l'époque, en Suisse, le baptême avait une grande importance. On demandait souvent le certificat de baptême pour l'inscription à l'école par exemple. D'ailleurs, les papiers de l'époque portaient encore la mention de la religion. A cheval entre deux religions, la catholique de mon père Benz et la réformé de ma mère, j'avais souvent honte, et je mentais...
Afin de participer avec les camarades de mon âge à la confirmation protestante, je fus baptisé à la jolie église de Château d'Oex au cours d'une cérémonie privée. En me remémorant cet épisode, je ressens encore sur ma tête la sensation de la froide aspersion que j'éprouvai lorsque le pasteur m'ondoya en prononçant les paroles sacramentelles.
Lors des vacances, en Suisse allemande, chez les Knecht-Erne, on me fit bien comprendre que ni le baptême ni la confirmation protestante n'étaient valables pour faire de moi un bon chrétien.
Je fus donc traîné chez un curé de choc qui me baptisa selon les règles de l'Église catholique apostolique et romaine, puis, après quelques séances d'un bref endoctrinement catéchistique auquel je ne compris pas grand chose, m'admit à une communion privée.
Ici aussi, la religion comme la famille, le double baptême comme mon changement de nom, imprimèrent en moi un sentiment de malaise diffus je n'étais pas comme les autres, nulle part je n'étais à ma place... Un sentiment que j'éprouve parfois aujourd'hui encore...
Je lisais beaucoup, j'adorais les romans d'aventures, la poésie... Un de mes auteurs préférés était Gustave Aymard, bien oublié de nos jours.

J'ai honte de ma mère
Enfant j'éprouvais souvent de petites hontes qui aujourd'hui feraient bien sourire.
D'abord la situation familiale d'enfant non reconnu, des parents vivant "à la colle".
Ensuite l'originalité souvent provocatrice de ma mère. En toutes choses elle avait horreur de faire comme les autres. Elle revêtait des pantalons noirs, (des fuseaux fabriqués par elle-même dans des pantalons de ski qu'elle retaillait à son goût avec un élastique sous la plante des pieds, comme aujourd'hui) à une époque où cela faisait mauvais genre pour une femme de porter le pantalon.
Lorsqu'elle annonçait sa venue à la pension, une peur panique s'emparait de moi. A chaque fois je me demandai ce qu'elle allait encore inventer, dans quelle tenue loufoque elle allait encore apparaître. Une de ses tenues préférées consistait à revêtir une sorte de longue et ample chemise vaporeuse à la Isadora Duncan, (qui pour moi ressemblait à une chemise de nuit), avec un bandeau dans les cheveux et une longue écharpe de soie autour du cou. Imaginez l'impression qu'elle pouvait faire sur des garçons habitués à des tenues maternelles plus conventionnelles.
Le plus étrange pour moi était le rayonnement dont elle jouissait. Ma mère plaisait énormément. Il émanait d'elle une sorte de fluide, quasi magnétique, qui fascinait et subjuguait à la fois.
Les hommes étaient à ses pieds, fous d'elle. Et elle aimait ça. Quand elle marchait dans la rue, les hommes et les femmes se retournaient. Une traînée de regards la suivaient.
Je ne pense pas qu'elle se rendait compte du malaise que m'inspirait son comportement. Elle possédait un égo puissant. Elle était sûre d'elle en toutes circonstances et se moquait du qu'en dira-t-on.
Elle m'affubla un jour de luxueuses chaussures italiennes, bicolores, tape-à-l'œil, très pointues, qu'elle trouvait belles et dont j'avais terriblement honte. D'ailleurs à leur vue, mes petits camarades me surnommèrent "Spitzig" (pointu).
Elle m'acheta également une pèlerine, une belle pèlerine de loden, vaste, souple, douce au toucher mais que je détestais car j'étais seul à porter une pèlerine. Après deux ans d'usage, comme elle devenait trop petite, elle donna ma pèlerine à l'Armée du Salut et m'offrit un manteau, un vrai manteau, mais elle en choisit la couleur et le motif d'affreux chevrons marrons, à la mode anglaise. Horreur.
Pour le rendre hors de circuit, je fis un accroc volontaire, à des fils de fer barbelés. Ainsi déchiré, j'espérais bien en être débarrassé à jamais. Mais, ô désespoir, ma mère le porta à "stopper" au Bon Génie, où elle l'avait acheté, et la balafre disparut comme par enchantement. Voilà aussi une coutume perdue on ne jetait pas un vêtement déchiré, on le raccommodait comme on reprisait une chaussette trouée. Un pull troué remaillé.
Même les cadeaux de mes parents me faisaient honte. Mon père Benz qui travaillait dans les fermes m'envoyait d'Argovie de grands paniers de douze kilos de succulentes cerises noires de Bâle, les meilleures. J'en avais honte... comme Heidi du fromage que son grand-père lui donnait lorsqu'elle allait en ville...
Honte aussi, de ce pantalon de golf que ma mère m'avait acheté. En fait, nous possédions peu de vêtements. J'avais une pèlerine, un anorak et en tout et pour tout trois pantalons. Le premier allait avec le "costume du dimanche", le second était prévu pour l'hiver, le troisième était un pantalon de golf qui plaisait beaucoup à ma mère et dont j'avais honte. Or, ce "golf" enthousiasma mes camarades qui exigèrent de leur mère d'en obtenir un semblable. Un seul magasin de sports de Genève en vendait. Hoffstetter Sports. C'est bien la première fois et la dernière fois de ma vie que j'allais lancer une mode vestimentaire.

Les pirates de Genthod (1943)
Chaque année, lors des vacances, mes parents tentaient de me retenir chez eux. A Genthod, avec mes camarades restés au village, nous avions formé une bande armée d'arcs, de flèches, de poignards et de javelots de bois qui cherchait querelle à ceux de Bellevue ou de Versoix. La plupart du temps les batailles se livraient dans les bois à coups de pierres, de flèches ou de lances de bambou.
Pour montrer que nous étions des hommes et nous valoriser aux yeux des filles de notre bande, nous abusions du bois fumant, dont nous confectionnions de longs cigares au goût exécrable mais que nous déclarions délicieux pour nous rendre intéressants.
Les adultes mirent le holà à ces guérillas lorsque l'un de nos camarades, atteint au front par une pierre eut une fracture du crâne et dut subir une opération.
Une fessée à coup de bambou, administrée individuellement à chacun de nous par nos parents mit fin à ces équipées sauvages et notre bande changea de jeux. Les journaux rapportant de temps à autre les méfaits d'une bande de jeunes vaudois, appelés les Pirates d'Ouchy, nous voulûmes imiter leurs exploits et nous nous livrâmes désormais à l'aide d'arcs, de flèches et de cailloux, à de superbes batailles navales sur le lac.
Ce fut le bon temps. Années de bonheur insouciant.

Touche pipi, touche zizi
C'est dans les communs des Humbert, fermiers de la Reine-Mère, que nous nous retrouvions, après quelque expédition, pour évaluer et jouir de notre butin. C'était aussi pour notre petite bande de garçons et de filles l'occasion de découvrir nos corps, d'inspecter et d'exhiber nos académies, de nous tripoter, de nous faire jouir dans la main ou dans un mouchoir de poche, sans aller jusqu'à la pénétration.
Quels éclats de rire accueillaient le bouquet final, le jet de sperme. Quels délices j'éprouvais, à l'instant de la petite secousse, lorsque la sève jaillissait sans crier gare de ma tige, polluant la main ou la joue de l'imprudent camarade ou imprudente complice.
A noter aussi l'égalité parfaite dans ces jeux entre filles et garçons. Rien dans notre éducation plutôt libre ne nous mettait en garde contre la mixité.
Dans les cantons de Genève et de Vaud les classes étaient mixtes. Nous vivions aux côtés de nos compagnes avec naturel. Les idylles n'étaient pas critiquées ou condamnées. La confiance régnait. Nous n'éprouvions pas l'impression de mal faire lorsque nous nous amusions entre garçons. Plus tard, lorsque je fus mieux informé sur la sexualité, je fus terrorisé à l'idée d'engrosser une fille et d'être obligé de l'épouser.

La tempête sur le lac
Un jour, avec mon camarade Éric D., nous décidons d'organiser une escapade en bateau. Le père d'Éric possédait une solide barque de pêche en bois, armée d'une double paire de rames. Nous allions souvent faire des expéditions d'une journée ou deux sur le lac, emmenant matériel de camping et matériel de pêche.
Il nous arrivait de remonter le lac jusqu'à Coppet ou même Nyon, de traverser le Léman jusqu'à Hermance - en provoquant les vedettes de la douane française - le long de l'invisible frontière lacustre entre la France occupée et la Suisse.
Ce jour-là, sans prévenir personne, Éric et moi envisageons de "descendre" vers Genève, d'y faire le tour de la rade. Nous savions que le courant du bout du lac s'engouffrant dans le Rhône était dangereux pour de jeunes rameurs inexpérimentés.
Une matinée splendide, pas un nuage au ciel, une visibilité extraordinaire. Pas une ride sur l'eau. On voyait au loin un mont Blanc de carte postale dans toute sa splendeur immaculée. Pour les paysans, tous ces indices annoncent le mauvais temps.
Nous avions emmené notre pique-nique. A l'aller, en direction de Genève, le courant nous portait comme le flux d'une marée.
A la traîne, nous attrapons deux belles truites de lac et un petit brochet. Indolents sous le soleil de plomb, les rames au repos allongées le long de la barque, nous nous laissons dériver au fil de l'eau, admirant le panorama féerique, les cygnes nonchalants et le jet d'eau altier dont nous approchons.
Une sorte d'ivresse nous gagnait.
Soudain, comme notre barque entrait dans la rade entre les deux môles, nous nous rendons enfin compte de la force du courant. En passant près du jet d'eau, le canot subit une redoutable douche, s'emplit à moitié et faillit chavirer. Avec le courant qui s'accélérait, Eric et moi fûmes pris de panique.
Tandis que j'écopais comme un fou, mon compagnon se mit à la rame. Mais il avait beau s'arque-bouter, il arrivait à peine à empêcher le bateau de culer vers la vanne du pont de la Machine. Je vins à la rescousse et agrippai la seconde paire de rames.
Au lieu de gagner les eaux plus calmes de la rive des Pâquis ou des Eaux-Vives, nous nous entêtons à vouloir remonter le courant. La crainte que les promeneurs n'alertent la police ou l'idée de la fessée qui nous attend à coup sûr si nos parents venaient à apprendre notre aventure.
A force de ramer comme des forcenés, nous parvenons à nous extirper du plus fort du courant et à gagner la rive nord du lac où les eaux plus tranquilles nous permettent de souffler et d'assécher notre barque. Vers deux heures de l'après-midi, sur la plage du Reposoir, le bateau tiré au sec, nous dévorons nos sandwichs qui ont pris l'eau.
A peine avons nous terminé notre frugal repas qu'une bourrasque de vent agita l'eau du lac jusqu'ici aussi calme qu'un miroir. En quelques minutes, le temps changea.
- Vite, Eric, il faut rentrer, nous en avons pour plus d'une heure.



Coup de bise sur la rade de Genève


Le ciel se couvrit de nuages noirs, la légère bourrasque se transforma en bise et, notre canot longea la rive sous l'effort conjugué de nos deux paires de rames. La bise du Léman est un vent du nord-nord-est. Elle peut devenir redoutable c'est ce que nous appelons la bise noire.
A un moment donné, - nous avions dépassé Chambésy, - le vent se mit à souffler en rafales et nous poussa insidieusement vers le large.
- Allez, Eric, ramons Il faut gagner l'abri du Creux-de-Genthod au plus vite.
Les vagues se creusaient. Bien sûr, les habitués des tempêtes maritimes se gausseront de nos petites tempêtes lacustres, mais ceux qui connaissent nos climats et les remous provoqués par les "bises noires" du Léman comprendront notre situation.
Les vagues venaient par le travers avant, et nous secouaient rudement. Les creux étaient de plus d'un mètre et nous embarquions de l'eau. Occupés à ramer, nous ne pouvions écoper.
Pourquoi, encore une fois, nous sommes-nous entêtés. Nous pouvions gagner la rive proche et tirer notre navire au sec! Mais notre fierté, la crainte de la correction, et une certaine inconscience, nous empêchèrent de choisir la conduite la plus raisonnable. En tout cas, à aucun moment, nous n'avons piqué vers la rive, éloignée au plus de quelques centaines de mètres Soudain, une vague plus forte que les autres faillit faire chavirer notre bateau.
Alors, Eric péta les plombs. Il lâcha les rames et, se jetant à genoux au fond du canot, se mit à prier.
Mains jointes, manquant d'être jeté au plancher à chaque embardée, il priait Dieu et son ange gardien de venir à son secours.
Je le trouvais ridicule, et je le lui dis. Ma devise à moi était: «Aide-toi, et Dieu t'aidera» A l'époque, j'étais aussi croyant que lui, mais ma fierté m'empêchait de me laisser aller ainsi. Je trouvais lâche de nous en remettre à Dieu de nos déboires dût à notre seule témérité.
Je serrai les dents et ramai de plus belle, jetant de temps à autre à mon ami.
- Arrête de déconner Viens ramer, on va s'en sortir par nous-mêmes.
Autour de nous, le lac était devenu franchement méchant. La crête des vagues écumait. Durement secoué par le travers, la barque menaçait de se retourner à tout moment.
Un fort coup de tonnerre précéda le déluge. Une véritable trombe d'eau tomba du ciel. L'horizon se boucha, la rive se brouilla.
Toujours à genoux, Eric priait. Je ramais les dents et, les fesses serrées, furieux de l'attitude de mon ami que je considérais comme une mauviette, un dégonflé.
Malgré mes quolibets et mes invectives, Eric priait, le visage baigné de larmes dirigé vers le ciel noir et menaçant, que les éclairs du bon Dieu zébraient entre deux coups de tonnerre.
Le temps était tellement bouché que je ne voyais pas à vingt mètres.

Le Signe
A un moment donné où, doutant moi aussi de notre sort, j'aperçus un cygne volant à quelques mètres au-dessus de nous, à peu près dans la même direction que notre bateau.
En passant au-dessus de nos têtes, il jeta une sorte de cri strident d'encouragement, et cette apparition insolite me frappa comme un présage favorable. Je redoublai de vigueur dans le maniement des rames.
Stupéfait par l'apparition de l'oiseau, Eric murmura:
- Regarde, nous sommes sauvés Dieu nous envoie son messager...
Je trouvai cette remarque stupide et ne ressentais plus que du mépris pour mon ami.
Néanmoins, le vol du cygne semblait m'indiquer le cap à suivre, et j'incurvai légèrement la course de notre lourde embarcation dans la direction qu'il avait prise.
Peu après, la tempête s'apaisa, le vent souffla moins fort, et il me sembla que notre barque avançait plus vite. En fait nous nous trouvions sous le couvert de la colline de Genthod.
La pluie cessa aussi soudain qu'elle était apparue, et le plafond bas se leva. Bientôt, la visibilité s'accrut et je finis par distinguer la côte.
Une demie heure plus tard nous nous trouvions à l'abri, dans les eaux calmes du Creux-de-Genthod. Nous étions sauvés. Eric se leva, écopa l'eau puis se remit à la rame sans rien dire.
Sans parler, nous avons amarré le bateau au corps mort et gagné la rive à bord du youyou. Nous nous sommes quittés sans dire un mot. J'ai pris les deux truites et le brochet sans partager notre pêche.
Au cours des jours suivants, nous nous sommes évités. A la rentrée, nous ne nous sommes pas adressés la parole.
Je sus par des amis, à qui il avait raconté notre aventure, qu'il considérait que ses prières avaient permis à son ange gardien de nous sauver du naufrage et de la mort.
Pour ma part, depuis cette aventure, je considérai mon copain comme une mauviette. Je pensais sincèrement que j'avais seul, par ma ténacité, ramené la barque à bon port.
Aujourd'hui, quelque cinquante ans plus tard, je ne suis plus aussi certain que ce soit uniquement mon courage qui nous évita la noyade.
La vie m'a appris à croire aux signes, et, sans jeu de mots, je crois que dans cette aventure l'apparition du cygne en fut un.

La vie de mon père
Depuis la séparation de mes parents, en automne 1941, M. Benz âgé de 66 ans, ne disposait plus d'une demeure personnelle. Sans domicile fixe, mais resté robuste et actif, il vivait dans des fermes dont il aidait les propriétaires contre le gîte et le couvert. Il était très apprécié par ses hôtes qui lui écrivaient des mois à l'avance pour lui demander s'il serait libre pour la saison des foins, la cueillette des cerises ou les vendanges.
Un jour, mon père m'invita à le rejoindre dans l'Oberland bernois, dans un magnifique village fleuri, où il était l'hôte de la famille von Gunten. La situation de la ferme surplombant le lac de Thoune était absolument extraordinaire. 098 La Montagne Les virées solitaires en montagne, en compagnie de mon père, furent souvent une corvée sur le moment. Elles m'apparaissent aujourd'hui, comme d'excellents souvenirs.
Mon père aimait vraiment la montagne, les grandes randonnées de plusieurs jours où l'on dormait dans les granges ou à la belle étoile, les pique-niques au bord de torrents dont l'eau était fraîche et bonne. Nous ne parlions pas beaucoup. Le courant passait difficilement. Mon père n'était guère expansif ou plutôt, il avait une grande retenue de sentiments, une vraie pudeur.
L'hiver c'était le ski. Nous logions dans des chalets du ski club ou du club alpin.
Je passai une quinzaine féerique au-dessus d'Engelberg, dans le canton d'Unterwald, en Suisse centrale.
Quinze jours d'ascensions à peau-de-phoque, de descentes grisantes et vertigineuses (pour l'époque) dans la poudreuse, en"stem christiania", au milieu des lièvres à fourrure blanche, les bouquetins et les chamois.
Au chalet, j'étais le seul enfant parmi des skieurs adultes et chevronnés. Je devins le chouchou de la jeune et énergique hôtesse qui dirigeait ses randonneurs sportifs d'une main de fer. Pour moi, c'était plutôt d'un "gant de velours" qu'elle m'honorait lorsque, elle me demandait de l'accompagner à la réserve.
Là, profitant d'un instant où nous étions seuls, elle me bécotait les lèvres, le cou, me caressait le sexe d'une main douce et frottait délicieusement sa généreuse poitrine contre moi.
Le désir me dévorait, elle aussi mouillait sa culotte, mais durant ces quinze jours, elle n'alla jamais au-delà des caresses.
Ces jeux anodins suffisaient à la belle pour prendre son pied, furtivement, dans un soupir, le rouge aux joues et le regard aux anges.

L'enfant sauvage
Lors d'autres vacances, mon père m'entraîna dans une excursion de Kandersteg à Wengen, aux pieds de la Jungfrau. Couchant chez l'habitant, nous eûmes un soir de halte dans une ferme perdue dans la montagne, la surprise d'apercevoir un enfant nu vivre à quatre pattes parmi les porcs.
La famille semblait pauvre et fruste. La ferme mal tenue. La fille de la maison horriblement traitée et battue semblait demeurée. Nous dînâmes dehors, d'une boîte de sardines, d'un quignon de pain et d'un morceau de fromage.
Le lendemain, dans la grange où nous couchions, mon père me réveilla avant l'aube et nous partîmes dans la montagne sans prendre congé de nos hôtes.
En chemin, je l'interrogeai sur ce que nous avions vu.
Mon père me dit que chez les montagnards pauvres, il n'était pas rare que l'on confiât aux cochons les enfants anormaux ou estropiés, et que ces animaux étaient souvent de meilleurs parents pour ces malheureux que ceux que la nature leur avait donnés.
Il ajouta que l'enfant était probablement un enfant naturel de la jeune fille.
Je ressentis une véritable commotion. N'étais-je pas moi aussi un enfant naturel?
Il me raconta aussi comment Remus et Romulus furent allaités et élevés par une louve, et me parla de Mowgli le héros du Livre de la jungle de Kipling, qu'avait recueilli une louve.
Ce n'est que plus tard que j'appris incidemment que la première femme de mon père vivait depuis cinquante ans recluse dans un asile, sans recevoir de visite, et que ce genre de conversation le mettait toujours mal à l'aise.
Dans les années cinquante, je lus un rapport qui affirmait qu'entre 1925 et 1950 on avait dénombré en Suisse plusieurs dizaines de cas de ce genre.
Dans les cantons catholiques le divorce était alors impossible. Encore moins lorsque l'un des deux conjoints était aliéné.

La prière
Le recours à la prière était alors fréquent et nul n'avait honte de prier en public. Le comportement d'Éric n'était donc pas une exception.
Je me souviens d'une autre situation où la prière joua un rôle.
Un été, au retour d'une excursion au glacier, dans le haut Val d'Hérens du côté d'Avola, nous nous étions un peu perdus.
Un torrent encaissé nous barrait la route et il semblait qu'un grand détour soit nécessaire pour retrouver le chemin muletier du fond de la vallée.
Avisant un long mélèze abattu par l'orage, couché en travers du tumultueux torrent en contre-bas, je me précipitai avec deux autres camarades, sans entendre la voix de M. Dupertuis nous interdisant d'aller plus loin.
Téméraire et inconscient, je m'engageai sur cette passerelle improvisée, me tenant en équilibre en m'accrochant aux branches. En peu de minutes je franchis le torrent rampant à califourchon sur le mélèze.
Mes deux camarades ayant entendu les cris du directeur rebroussèrent chemin, m'abandonnant à mon sort.
Et, ce qui devait arriver, arriva.
En avançant sur le tronc de plus en plus menu, mon poids l'inclina vers le sol de l'autre rive. Mais, lorsque je me laissai tomber à terre, la cime de l'arbre se redressa brusquement, et se mit hors de portée de mes mains.
Cent fois je bondis pour essayer de l'atteindre.
Sur l'autre rive M. Dupertuis et mes camarades étaient à genoux, priant à haute voix pour que Dieu me vienne en aide.
Je me mis à ramasser de gros cailloux qui ne manquaient heureusement pas et j'édifiai pierre à pierre un monticule sous l'arbre incliné.
Je parvins enfin à saisir l'extrémité du mélèze, à me hisser sur le tronc et à regagner la rive opposée, sans autre incident.
Je m'attendais à une correction sévère et publique. Or, M. Dupertuis se contenta de me fixer d'un regard intense, pathétique, avant de donner le signal du retour.



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